Pensée monogame au-delà des couples « ou mémoires d’une C » (ou pourquoi je déteste vraiment la monogamie) – Wuwei (Natàlia)

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Ilustration de Wuwei (Natàlia)*(Traduction à la fin de l’article)

Cela fait quelques temps que je lis ce que Natàlia écrit sur les « C ». Notamment sur son mur Facebook. Mais je n’ai jamais assisté à une des présentations ou ateliers qu’elle organise sur le sujet.

Voici qu’enfin, elle publie un texte sur ce thème et je suis vraiment contente de pouvoir le traduire, afin de partager ses idées avec le lectorat francophone.

(J’ai rajouté « ou mémoires d’une C » au titre original, parce que c’est le sujet de départ de cet article et celui de la conférence présentée lors des 3é Jornades d’Amors Plurals, en janvier dernier, à Barcelone.)

Traduction : Elisende Coladan

 

Jo amo C a
Photo Monica Rabadan.

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Cet article est un résumé (très résumé) de la présentation « Mémoires d’une C », que j’ai proposée en novembre de l’année dernière et que j’ai répétée en janvier dernier, lors des 3e Jornades d’Amors Plurals (à Barcelone).

A et B ont une relation. B connaît C, A et B commencent à prendre des décisions au sujet de cette relation, mais ces décisions affectent également la relation entre B et C. Néanmoins, C n’en sera informée [1] à aucun moment. Lors des groupes de discussions, il s’agit souvent de donner son opinion sur A ou sur B, mais personne ne se demande comment se sent ou ce dont a besoin C. Finalement, une décision est prise et c’est fort probable que C ne sera informée que du verdict final. Au mieux, il lui sera possible d’exprimer son accord ou pas (sans plus de nuances). Lorsqu’il y a un « conflit » entre A et B à cause de l’existence de C, cette situation se présente fréquemment mais, il arrive également que C soit complètement effacée.

J’ai commencé à m’inquiéter pour les C (et pour toutes les autres lettres qui suivent), quand j’ai remarqué que, dans les groupes de discussion, il y avait des exemples de conflits entre A, B et C (lettres utilisées pour garder l’anonymat des personnes). C y était mentionnée, dès le début, comme « un problème », comme « un objet » et non pas comme « un sujet » : tout le monde y allait de son avis sur des aspects qui affectaient C, mais personne ne se posait la question de comment C se sentait ou de ce qu’elle pouvait souhaiter. On parlait de C mais pas avec C. À ce moment-là, je vivais moi-même une relation où je sentais que tout était défini par des éléments qui m’étaient extérieurs et que je n’avais pas de voix, ni de possibilité de comprendre, ni de droit à décider… et que mes émotions ou mes besoins étaient effacés ou méprisés.

La pensée monogame au-delà du couple

Les normes imposées par la pensée monogame, en ce qui concerne les relations romantiques et sexuelles, influencent tout type de relations. La manière dont nous devons être en lien se fait selon le statut relationnel (couple, amitié, etc) et chaque statut est placé à un niveau différent, formant des hiérarchies. Cette pensée génère une demande d’exclusivité pour le couple, et pas seulement d’ordre sexuel : cela touche quasiment tous les aspects de la vie. Il s’agit de la quantité de temps passé ensemble, des activités qui ne peuvent pas être partagées avec d’autres (comme les vacances ou l’éducation des enfants) ou, simplement, que cette relation soit reconnue en tant que telle. C’est cette reconnaissance qui nous aide à nous sentir appréciée et à valoriser chacune de nos relations et à « reconnaitre » notre existence dans la relation (sans cette reconnaissance, bien des aspects qu’elle nous apporte sont facilement effacés, et la possibilité d’engagement et de prendre soin ne sont pas reconnus). Cette reconnaissance n’existe que dans le cas des relations de couple.

Malgré toute la violence qu’il peut y avoir dans une relation de couple, elle bénéficie d’un privilège social. À travers des demandes d’exclusivité, spécialement celle de la reconnaissance, une hiérarchie s’installe entre les relations. Cela permet d’établir des « normes », imposées par cette relation, sur les « autres » relations. Lesdites relations finissent par être dominées par les couples, sans qu’elles aient leur mot à dire. J’en profite pour préciser que hiérarchie et importance ou priorité ne sont pas du même ordre : avoir différentes relations dans des ordres différents d’importance ou de priorité ne veut pas dire qu’il s’agit de hiérarchie. Il est tout à fait possible d’avoir des relations à différents degrés d’importance ou de priorité, ou bien dans lesquelles ce qui est partagé est totalement différent, sans que cela n’implique que ces personnes n’aient pas leur mot à dire sur ce qui les affecte.

Cette pensée monogame efface également des liens, des émotions et des violences. Cela a pour effet que, lorsque l’on parle de « relation », tout le monde comprend « relation de couple », que dès que l’on mentionne des « sentiments » par défaut, on pense à ceux d’ordre « romantique » ou bien encore, si nous parlons de « violences de genre », ou de « maltraitances », il est habituel de penser d’abord aux violences conjugales, effaçant ainsi tous les autres types de relations qui existent en dehors du couple. C’est ainsi qu’il est fréquent de prêter plus attention aux émotions qui viennent de la relation de couple qu’à celles de tout autre relation (niant ainsi toute possibilité d’accompagnement émotionnel ou même empêchant les personnes de s’exprimer à ce sujet).

Cette pensée peut se reproduire lorsque nous parlons de nos relations comme « sexo-affectives », ou sans les nommer clairement, car cela implique la possibilité de les hiérarchiser. En effet, plus une relation est « amoureuse/romantique » ou/et « sexuelle », plus elle a tendance à être placée en haut de l’échelle des hiérarchies. C’est également le cas lorsqu’il y a une relation « de couple » avec plus de deux personnes [2], ou dans les relations non monogames, quand il y a un « couple principal » et des relations secondaires. Par ailleurs, il est également possible de construire des relations hiérarchisées pour d’autres raisons que l’amour romantique ou le sexe.

Violence monogame

Cette violence s’exprime de différentes façons selon le type de relation : il y a celle qui se produit dans les relations de couples, mais il y en a d’autres qui se produisent sur les autres relations, et qui se basent, par exemple, sur le fait de les effacer du paysage. Par exemple, quand une relation n’est pas reconnue, que des expressions stéréotypées sont utilisées, comme « l’autre », « l’amante » (concepts qui indiquent une altérité), ou que l’on les considère comme « seulement » des relations amicales (en les plaçant, de fait, à un niveau inférieur). Violence qui fait qu’il y a comme intention que C ne soit « rien, ni personne » pour ne pas « fâcher » A ou B, qui est en couple et avec qui on est en relation, ou que C ne soit pas entendue lorsqu’elle exprime un certain inconfort dans la relation, ou que les soucis de A ou B soient toujours une priorité, quels qu’ils soient et quel que soit le contexte.

Les personnes qui peuvent se sentir les plus touchées par ce genre de violence sont celles qui sont traversées par d’autres structures (comme le machisme, l’hétérosexisme, le racisme, le classisme, la psychophobie, etc.) De plus, certaines personnes avec beaucoup de privilèges peuvent profiter de la situation et la retourner à leur profit, car s’il s’agit de relations peu impliquantes, ces personnes peuvent conserver tranquillement leurs privilèges, sans avoir à donner de leur temps, à prendre soin des autres ou à s’engager.

Rompre avec la pensé monogame 

Le consumérisme relationnel fait que nous nous retrouvons souvent dans une situation vulnérable. Le couple semble être le seul refuge possible dans une société patriarcale, capitaliste et agressive, spécialement pour les personnes traversées par la violence structurelle [3]. Souvent, ce fait est signalé, mais le manque de préoccupation et de soin en dehors du couple (ou de certain type de relations ou de hiérarchies) y est oublié. Il n’est pas considéré comme un des problèmes importants, laissant ainsi la porte ouverte à la reproduction du même modèle de couple, présenté comme la « solution » à tous les maux.

Rompre avec la monogamie ne devrait pas « seulement » vouloir dire : rompre avec une pensée qui ne nous autorise pas à avoir plus d’un « couple » ou à avoir des relations sexuelles avec d’autres. Cela ne devrait pas, non plus, « seulement » impliquer comment le faire, sans nous faire mal entre couples ou partenaires sexuelles. Selon moi, rompre avec la monogamie, c’est aller jusqu’à la racine du problème : c’est rompre avec cette hiérarchie constante, l’objectivation qui efface les liens, le prendre soin de l’autre et les engagements, tout comme les violences ou la maltraitance. À mon sens, rompre avec la monogamie veut dire apprendre à être plus conscientes des « autres » : de toutes les personnes avec qui nous sommes en lien, mais également celles qui le sont avec nos relations. Nous avons toutes le droit d’être reconnues, d’avoir de l’affection, des soins et pouvoir « être ».

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Traduction de l’illustration de l’article :

* Salut : je suis une C.

  • Je ne peux pas définir la relation
  • Je n’ai pas de voix
  • Je n’ai pas d’opinions, ni de souhaits, ni de besoins ou de volonté.
  • Ma relation n’est pas reconnue
  • Je ne peux pas participer aux processus de prise de décision sur les aspects qui me concernent
  • Je suis invisibilisée.

[1] Comme il est d’usage dans les milieux non monogames féministes en Espagne, l’autrice de cet article utilise le féminin de manière générique, c’est-à-dire qu’il s’adresse à tout le monde. NDT

[2] Trio ou trouple, par exemple. NDT

[3] « …ce concept est apparu dans les écrits scientifiques pour la première fois en 1969 dans la théorie de la paix élaborée par Johan Galtung. Cette théorie présente la violence comme l’écart entre une situation réelle et une situation potentielle, où les besoins de certains groupes ne sont pas comblés, alors que les ressources sont présentes de façon suffisante pour les satisfaire » in Analyser la violence structurelle faite aux femmes à partir d’une perspective féministe intersectionnelle de Catherine Flynn, Dominique Damant et Jeanne Bernard. NDT https://www.erudit.org/fr/revues/nps/2014-v26-n2–nps01770/1029260ar.pdf 

9 commentaires sur “Pensée monogame au-delà des couples « ou mémoires d’une C » (ou pourquoi je déteste vraiment la monogamie) – Wuwei (Natàlia)

  1. « De plus, certaines personnes avec beaucoup de privilèges peuvent profiter de la situation et la retourner à leur profit, car s’il s’agit de relations peu impliquantes, ces personnes peuvent conserver tranquillement leurs privilèges, sans avoir à donner de leur temps, prendre soin des autres ou s’engager. »

    Tu veux parler du cas où C serait, exceptionnellement, plus privilégiée que A et B, et que du coup, ce serait C qui entrerait en relation avec le couple A/B mais ne s’impliquerait peu, ne penserait qu’à elle/lui, voire jouerait avec les sentiments de A et B, ou montrerait A et B l’un contre l’autre, etc ? Ou j’ai mal compris ?

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    • Comme il s’agit d’un résumé de sa conf, il me semble que certains passages auraient eu besoin d’être plus développés. Je vais poser la question à Natalia. Personnellement, je ne l’ai pas compris comme tu le présentes, mais bien dans la situation où A et B conservent leurs privilèges, car une relation avec C, ou D, ou E ou F est peu impliquante. Ce qui serait en accord avec le reste du texte, alors que ta version me semble ne pas correspondre aux propos développés.

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      • Réponse de Natàlia: « dans ce passage en réalité, je suis en train de parler de personnes qui ont beaucoup de privilèges et qui peut-être sont en train d’agir comme une ‘C’, mais de mon point de vue elles ne le seraient pas réellement parce que tous ces privilèges leur donnerait plus la place de A ou B. Dans ce cas C pourrait se plaindre de sa place e C, alors qu’en fait, ce qu’elle souhaite c’est avoir une relation sans engagements et sans avoir à en prendre soin. »
        Tu étais, en effet, plus près de sa pensée, mais elle n’y voit pas d’idée de manipulation, ni de vouloir prendre la place de A ou B. Bien qu’en y réfléchissant, cela me paraît également, tout à fait possible. A mon sens, une C qui se comporte ainsi, ne ferait que reproduire des schémas monogames.
        Cela me fait penser à ce que j’ai présenté déjà, à deux occasions, au sujet de certaines personnes polysolo, qui ne voudraient pas s’impliquer dans des relations, mais juste les multiplier. Ce seraient des éternelles C, avec des privilèges.

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  2. Je trouve cet article très juste, sinon. Je sais que c’est ce qui m’a dérangé depuis très, très longtemps dans la monogamie : l’idée qu’il y ait une situation où il y a trois personnes, et l’une des trois se retrouve « sacrifiée » pour le bien des deux autres (par exemple, A et B sont ensemble, B est largué.e pour que C se mette en couple avec A).

    Et j’étais toujours un peu choqué de voir des gens parler de « j’ai envie de piquer la meuf / le mec de Machine », pour prendre sa place… comme si Machine n’était pas une personne qui comptait et qu’on pouvait juste marcher dessus.

    Sauf qu’en effet, ce genre de situations existe aussi dans des constellations de relations non-monogames…

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    • Ce dont tu parles est clairement un comportement qui suit la pensée monogame: C n’a qu’une idée, prendre la place de B pour être en couple. Mais, cela ne me semble pas être le sens de cet article. Ce dont parle Natàlia, et aussi d’autres comme Brigitte Vasallo, c’est que les relations non-monogames sont traversées par la pensée monogame. B. Vasallo parle même d’un « système monogame ». Il est essentiel d’en prendre conscience car, autrement, c’est toujours le même modèle qui se reproduit. Et dans ce mode de pensée, C, tout simplement, n’a pas réellement sa place.

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      • Je suis d’accord, et c’est pour ça que dans le système monogame, C (qui n’a pas sa place de base, qui est la personne « clandestine ») peut espérer éventuellement (ou pas ça dépend) prendre la place de B… et du coup sortir du rôle de C

        Alors que dans des relations décrites ici, en général, elle reste cantonnée à la place de C

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        • Il s’agit bien de cela: que dans les relations non-monogames, comme le système se reproduit, C reste dans son rôle de C. Que cela est invisibilisé. Tout le monde semble trouver normal que C soit une relation « secondaire », satellitaire ». Encore une fois, il s’agit dans cet article de montrer combien les relations non-monogames reproduisent en fait, un système monogame.

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      • Et d’ailleurs je ne pense pas que dans les relations mono, les C veuillent forcément prendre la place de B.

        Et les C qui veulent effectivement prendre la place de B, ne serait-ce pas justement parce qu’elles sont dans une position subalterne voire clandestine en tant que C, et le vivent mal (normal) ? Voudraient-elles « prendre la place » si elles étaient respectées et incluses de base ? Je pense pas perso

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        • Il me semble bien que c’est d’un autre sujet dont tu parles, qui n’a rien à voir avec ce dont parle l’article. Ici, il s’agit de montrer combien les relations non-monogames sont traversées par la pensée monogame.

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