La construction culturelle de l’amour romantique. Coral Herrera Gómez

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Coral Herrera Gomez est Docteure en Humanités et Communication Audiovisuelle, avec une spécialisation en Études de Genre. Elle a soutenu, en 2009, une thèse sur La construction socio-culturelle de la réalité, du genre et de l’amour romantique [1], à l’Université Carlos III de Madrid, Espagne. Puis elle a écrit, en 2011, La construction socio-culturelle de l’amour romantique [2].

Lorsque j’ai animé un espace de parole vendredi dernier et que j’ai exposé ses idées, j’ai senti combien elles pouvaient étonner, voire déranger certaines personnes, alors qu’en Espagne, elles sont bien connues de la communauté non monogame. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de traduire cet article qui est, à mon sens, extrêmement éclairant sur la pensée amoureuse romantique dont nous sommes empreint.e.s sans nous en rendre compte, et sur la manière dont elle affecte nos relations, souvent à notre corps défendant, y compris dans des structures non monogames.

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Article original paru dans

http://haikita.blogspot.fr/2012/02/la-construccion-sociocultural-del-amor.html

Traduction : Elisende Coladan

L’amour est une construction humaine complexe dont les dimensions sociale et culturelle influencent, façonnent et déterminent nos relations érotiques et affectives, ainsi que nos buts  et nos souhaits, nos goûts et nos rêves romantiques. La sexualité ainsi que les émotions sont, bien sûr, des phénomènes physiques, chimiques et hormonaux, mais aussi des constructions culturelles et sociales qui varient selon les époques et les cultures. La construction amoureuse a pour bases la morale, les normes, les tabous, les coutumes, les croyances, la vision du monde et les besoins propres à chaque système social. C’est pour ça qu’elle change en fonction du temps et de l’espace. Et c’est la raison pour laquelle on n’aime pas de la même manière en Chine qu’au Nicaragua, ou que les Bribri [3] n’aiment pas de la même façon que les Semai [4].

De nombreux auteurs défendent l’idée que l’amour est une constante humaine universelle qui existe dans toutes les cultures et que la capacité d’aimer semble faire partie de notre condition. Par exemple, Wilson et Nias (1976) [5] défendent l’universalité de l’amour romantique, en signalant que le phénomène amoureux romantique n’est ni récent ni uniquement présent dans notre culture: « Bien que pas toujours vu comme un préalable nécessaire au mariage, l’amour romantique et passionnel a existé en tout temps et en tout lieu ». De leur côté, les anthropologues Jankowiak et Fisher (1992) [6] ont documenté l’existence de ce qu’ils définissent comme l’« amour romantique » dans presque 90 % des cent soixante-huit cultures étudiées.

L’amour romantique n’a jamais eu autant d’importance dans la vie des êtres humains qu’actuellement. Aujourd’hui, il n’est pas nécessaire de se tracasser quotidiennement de sa survie et il est donc possible de dépenser beaucoup de temps et d’énergie pour trouver l’amour de sa vie. Nous le cherchons sur les réseaux sociaux et dans les bars, nous consommons des films romantiques, nous voulons vivre des histoires passionnelles, nous tombons amoureux.euses — platoniquement, parfois —, nous nous unissons et nous nous séparons, nous nous oublions et nous recommençons à rêver à une relation idéale.

Grâce à l’impressionnant développement de la communication de masse au XXè siècle, l’amour romantique a connu un processus d’expansion progressive jusqu’à s’installer dans l’imaginaire collectif mondial comme un but utopique à atteindre, empli de promesses de bonheur.

Cette utopie émotionnelle collective est imprégnée d’idéologie, même si elle se présente fondamentalement comme une émotion individuelle et magique qui nait au plus profond de nous-mêmes. L’idéologie hégémonique sous-jacente est de caractère patriarcal, et la morale chrétienne y a joué un rôle fondamental, puisqu’elle nous a conduits sur la voie du modèle hétérosexuel et monogame avec une orientation reproductive.

Dans ce sens, l’amour romantique est un idéal mythifié par la culture, mais avec un immense poids machiste, individualiste et égoïste. C’est au travers du prisme l’amour romantique que nous apprenons à entrer en relation, à réprimer notre sexualité et à l’orienter vers une seule personne. C’est par les fictions que nous créons et les contes que nous nous racontons que nous apprenons comment doit se comporter un homme et comment doit le faire une femme. Nombreux.ses sont celles.eux qui suivent ces modèles de masculinité et féminité assez limités, afin de pouvoir s’intégrer avec bonheur dans notre société et trouver un.e partenaire.

La preuve en est que toute l’imagerie collective amoureuse occidentale est formée par des couples d’adultes d’identités de genre différentes. Ce sont des unions par deux qui, comme c’est le cas dans la morale chrétienne, sont orientés vers le mariage et la reproduction. De plus, les systèmes émotionnels et affectifs alternatifs (triolisme, amour à quatre ou grands groupes, amour entre personnes âgées, amour entre enfants, amour entre personnes du même sexe/genre ou de classes socio-économiques, races ou cultures différentes) continuent à être considérés comme des déviations de la norme et par conséquent, sont pénalisés socialement.

L’hétérosexualité et la monogamie, dans ce sens, sont perçues comme des caractéristiques normales, c’est-à-dire naturelles, parce qu’elles suivraient les diktats de la nature. La Science s’est chargée de légitimer cette vision, allant jusqu’à conclure que le mythe de la monogamie et de la fidélité sexuelle est une réalité biologique et universelle.

Le système patriarcal a eu besoin de mythifier l’exclusivité sexuelle à travers des récits religieux et profanes, même si la monogamie n’est pas un état naturel et qu’elle est pratiquée par peu d’espèces animales. Ce qui est paradoxal dans la réification de la monogamie, c’est que l’adultère et la prostitution font partie du système monogamique. C’est l’envers de la médaille : son contraire et son complément. La fidélité et l’exclusivité sont des phénomènes, dans ce sens, qui portent atteinte au statu quo et à l’organisation de la société en familles fermées.

L’amour, donc, dans sa dimension politique et économique, nous est présenté comme un mécanisme fait pour se perpétuer. Pour que tout continue de la même façon, les couples hétérosexuels doivent faire venir au monde de nouveaux consommateurs/travailleurs, qui se marient et qui restent à l’intérieur de ce modèle de famille considéré comme « normal ». C’est pour cela que nous sommes séduits par l’amour mythifié.

Comment est-il possible d’arriver à nous y faire croire ?

Il ne s’agit pas seulement de sexualité humaine, mais également d’émotions, qui sont politiques et ont une dimension symbolique. Autrement dit, nos sentiments sont prédéterminés et façonnés par la culture et la société dans laquelle nous vivons. De nombreux auteurs ont mis l’accent sur la dimension littéraire de l’amour comme construction de la réalité, ainsi que comme façonneuse d’émotions et de sentiments. Martha Nussbaum [7] et Antonio Damasio [8] défendent l’idée que les sentiments et les croyances, les émotions et la raison sont la même chose. Elles sont localisées dans des parties du cerveau qui travaillent ensemble. Ils donnent donc un rôle d’une même importance à la théorie scientifique et aux récits humains dans la construction socioculturelle des émotions : « les récits construisent en premier lieu et après invoquent (ou renforcent) l’expérience du ressenti » écrit Nussbaum, Martha [9]

La philosophie étatsunienne affirme que les émotions sont apprises dans la culture, à travers les récits et les mythes. Dans les récits, il y a une structure de sentiments, une structure expressive, et une source ou paradigme d’émotions : « les récits sont la source principale de la vie émotionnelle de n’importe quelle culture » [10]. Ce qui est important dans cette théorie, c’est l’idée que, si les récits s’apprennent, ils peuvent aussi se désapprendre ; si les émotions sont des constructions, elles peuvent aussi être démolies. C’est en cela qu’il est important d’analyser les récits : afin de pouvoir comprendre comment et pourquoi nous aimons. L’idée de Nussbaum au sujet des désirs qu’engendrent les récits est également intéressante : elle affirme que ce sont des réponses à notre sens de la finitude . La peur, l’espérance, l’espoir sont des émotions liées au sentiment que la vie est hors de contrôle et elles expriment une transcendance, une réflexion profonde sur la mort.

La prolifération des récits amoureux sur tout type de supports (chansons, poèmes, tableaux, sculptures, romans, films, brochures, feuilletons, etc.) si importante que ce sentiment aura souvent l’air d’être fictionnel. C’est-à-dire, que cela semble constituer une autre réalité différente de la réalité dans laquelle nous vivons. C’est un phénomène qui nous éloigne de notre quotidien et nous transporte dans une autre dimension, comme si nous construisions une illusion, bien qu’en fait la démarcation entre réalité et fiction est fragile et souvent inconsistante. Une preuve en est le fait que lorsque nous voyons une tragédie amoureuse au cinéma, par exemple, nous pleurons avec les protagonistes qui doivent se quitter pour toujours, nous nous sentons aussi tristes qu’eux. Les récits, dans ce sens, construisent des émotions pour qu’elles soient ressenties, et non pas observées.

Ces émotions fabriquées ont une incidence sur notre corps de la même manière que les émotions réelles, c’est-à-dire que nous les ressentons lors des interactions en face à face avec d’autres personnes. L’intensité varie sans doute, mais la corrélation physique est bien présente: les émotions factices font que le rythme cardiaque s’accélère, elles nous font produire des endorphines et crier de peur ou pleurer d’émotion. Ça n’est pas seulement dû à notre capacité d’empathie, mais aussi au phénomène de projection et d’identification des audiences avec les produits culturels qu’elles consomment. Ainsi, les émotions sont réellement ressenties dans le corps, et nous provoquent des réactions physiques et organiques, de la même manière que si nous étions en train de les vivre nous-mêmes. Ces réactions créent des règles de conduite amoureuse que nous apprenons dans les récits et qu’ensuite nous appliquons à notre réalité.

La mythification de l’amour

La plupart des mythes autour de l’amour romantique ont surgi pendant l’époque médiévale, d’autres ont suivi au fil des siècles, et finalement, ils se sont consolidés au XIXè siècle, avec le Romantisme. Le mythe principal, c’est que l’amour est la phase finale des récits : « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». La structure mythique de la narration amoureuse est presque toujours la même : deux personnes tombent amoureuses, elles sont séparées par diverses circonstances (dragons, forêts enchantées, monstres terribles) et barrières (sociales, religieuses, morales, politiques). Après avoir surpassé tous ces obstacles, le couple heureux peut enfin vivre son amour en toute liberté. Évidemment, comme tout bon mythe qui se respecte, cette histoire d’empêchements et de surpassements est traversée d’idéologie patriarcale qui remet la mission entre les mains du héros masculin, pendant que la femme attend dans son château pour être sauvée : lui actif, elle passive (le paradigme de ce modèle est la Belle au Bois Dormant, qui a attendu rien de moins, rien de plus, que CENT ans !)

Dans d’autres récits, au contraire, c’est la bravoure de la femme, qui lutte contre l’ordre patriarcal, contre la loi du père, qui est mise en avant, en lui octroyant un rôle actif, comme c’est le cas de Juliette, Mélibée, Catherine Earnshaw, Emma Bovary, Anna Karenine ou dans le mythe espagnol de Carmen, femme indomptable qui subjugue les hommes. D’après Denis de Rougemont [11], ce qui caractérise notre société, c’est que le mythe du mariage et le mythe de la passion sont unis, même s’ils sont contraires. La contradiction réside dans le fait que la passion est périssable, indomptable, démesurée, intense, contingente et remplie de peur de perdre l’être aimé. La passion est exacerbée par l’inaccessibilité et représente, dans notre imaginaire, l’emportement du délire, l’extase mystique, l’expérience extraordinaire qui transcende la routine quotidienne. Le mariage, à l’inverse, offre la stabilité, la sécurité, la quotidienneté, la certitude que l’autre est prêt.e à partager avec nous sa vie et son futur. Les deux états sont, de ce fait, incompatibles, même si nous faisons tout pour essayer de les unir à l’ombre du mythe du mariage par amour et pour toujours.

Les récits amoureux sont une constante dans les narrations et les mythologies humaines, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Néanmoins, vers le milieu des années 90, il y a eu un phénomène social connu comme « La Révolution Romantique », qui venait de la culture étatsunienne. Les années de transition entre le XXe et le XXIe siècles ont été marquées, entre autres évènements culturels, par une augmentation des produits du sentiment. Le premier signe de cette Révolution Romantique, selon Rosa Pereda [12], a été le tournant d’une appétence généralisée envers le roman sentimental et les films qui racontaient des histoires d’amour.

De manière générale, la mythologie romantique a pris une importance fondamentale pendant le XXè siècle, jusqu’à atteindre le statut d’utopie collective émotionnelle. Cette utopie nous présente l’amour comme une source de bonheur absolu et d’émotions partagées qui amenuisent la solitude à laquelle l’être humain est condamné. Dans un monde aussi compétitif et individualiste que le nôtre, dans lequel les groupes sont fragmentés dans des unités familiales basiques, les personnes trouvent dans l’amour romantique un abri contre le monde. L’amour est, dans ce sens, un lien idéalisé d’intimité qui s’établit avec une autre personne et grâce auquel nous pouvons sentir que quelqu’un nous écoute, nous appuie inconditionnellement et lutte avec nous contre les obstacles de la vie.

Souvent, être amoureux.euse, lorsque l’amour est réciproque, nous transporte dans un état de bonheur extraordinaire, parce que très intense. Dans notre société, cet état de bonheur permanent est un état idéal dans lequel tout le monde voudrait être en permanence. C’est pour cela que l’amour a autant d’importance actuellement. C’est une manière d’être et de vivre dans un monde où les coups du sort sont amortis. De plus, il propulse notre soif de rêves et d’utopies, parce qu’avec lui, nous nous sentons capables de surpasser nos peurs et de laisser derrière nous le passé. Et parce que nous croyons que, sous les effets de l’amour, tout est possible, car c’est une force implacable de transformation qui détruit tous les obstacles (les distances physiques et temporelles, l’opposition des familles et même les préjugés aux sujets de l’âge, la race, le statut économique, etc.)

Aux niveaux narratif et mythologique, l’amour passionnel a été comparé au poison, aux potions magiques, à la maladie du corps et de l’âme, aux envoûtements et aux ensorcellements, comme si c’était quelque chose d’étranger à nous-mêmes, qui provoque de fortes réactions émotionnelles échappant à notre contrôle. L’amour a également été associé à la folie, à l’extase, à l’ébriété, à la transe et aux crises mystiques : des états mentaux, émotionnels et sexuels qui nous transportent dans d’autres dimensions de la réalité.

Ce pouvoir magique a littéralement donné lieu à des milliers de métaphores et de figures littéraires dans lesquelles l’amour est comparé à des ouragans, des tremblements de terre, des inondations, des incendies, des volcans, des abîmes océaniques, des déserts, des tempêtes et des désastres naturels face auxquels l’être humain ne peut rien faire. L’amour a également été comparé avec la mort, l’infinité, l’éternité et l’immensité du Cosmos, parce que ce sont des aspects de la conscience qui sont supérieurs à notre capacité à les assimiler et les appréhender à partir de notre petit cerveau. L’amour semble alors quelque chose d’incompréhensible et d’incommensurable, tout comme l’existence ou l’éternité.

Le romantisme est apparu à un moment où les artistes, au travers de l’amour, ont pris conscience que la mort et la vie sont des processus inséparables. L’amour produit en nous une sensation d’une puissance qui submerge tout notre être, parce qu’elle nous recentre sur nous-mêmes et, dans ce processus, nous pouvons connaitre la réalité, comme si c’était celle de l’Humanité toute entière. Dans ce sens, l’amour est une force grandiose qui révèle à l’être humain son insignifiance et la brièveté de son séjour sur terre. C’est ainsi parce que l’amour est un désir d’éternité qui nous balance en pleine figure la précarité de notre existence, notre vulnérabilité et notre petitesse.

La passion amoureuse finit, elle explose avec violence ou s’éteint lentement, mais elle finit, tout comme la vie. C’est en ça que l’amour nous met en relation avec la vie et la mort, c’est pour ça que nous l’expérimentons d’une manière aussi tragique et passionnelle, et c’est pour ça que certains auteurs affirment que l’amour est une religion. L’amour, en plus de sa dimension religieuse, a également une dimension mythique, parce qu’il a été idéalisé à toutes les époques et parce que, parfois, il est présenté comme la manière d’accéder au bonheur, à la plénitude, au vécu le plus pur et le plus authentique qu’il soit du moment présent.

[1] http ://haikita.blogspot.fr/2012/09/mi-tesis-doctoral-la-construccion_5938.html

[2] Editorial Fundamentos, Madrid, 2011. http://www.editorialfundamentos.es/index.php?producto=1627884&section=catalogo&pagina=producto&idioma=es

[3] Communauté autochtone du Sud du Costa Rica — NDT

[4] Communauté autochtone de Malaisie. — NDT

[5] The Mystery of Love: How the Science of Sexual Attraction Can Work for You, Glenn Wilson and David Nias New York Times, 1976 — NDT

[6] A Cross-Cultural Perspective on Romantic Love”, WR Jankowiak and EF Fischer, Ethnology 31: 149-155, 1992 — NDT

[7] Paisajes del pensamiento. La inteligencia de las emociones, Martha Nussbaum, Paidós, 2008. — NDT

[8] El error de Descartes: la razón de las emociones, Antonio Damasio, ed. Andres Bello, 1994. — NDT

[9] El cultivo de la humanidad. Una defensa clásica de la reforma en la educación liberal, Martha Nussbaum, Paidos (J. Pailaya, Trad.), 2005. — NDT (Nota Bene : de nombreux ouvrages de l’auteure sont traduits en français.)

[10] Martha Nussbaum, Ibidem — NDT

[11] L’Amour et l’Occident, Denis de Rougemont, 10/18, 2001 — NDT

[12] El Amor: Una historia universal, Rosa Pereda, S.L.U. Espasa Libros, 2001 — NDT

Un commentaire sur “La construction culturelle de l’amour romantique. Coral Herrera Gómez

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