Amour bien ficelé, mais sexe déchaîné

RAQUE OGANDO

Après une pandémie, trois ans et demi de silence, des formations[1], beaucoup de travail et des visites fréquentes et sans discontinuité de ce blog par des lecteurices, ce texte m’a donné de nouveau envie de traduire et de reprendre mes publications (qui resteront, probablement, très sporadiques).

Il y a peu, Brigitte Vasallo[2], disait qu’elle n’avait pas publié de nouveau bouquin sur les non-monogamies car il n’y avait rien de nouveau sur le sujet. C’est bien mon impression. Je dirai même qu’il y a une profonde stagnation de la réflexion sur le thème, avec des redites[3], pas toujours judicieuses, qui l’accompagnent.

Ici, une réflexion sur l’amour qui est en train de prendre l’apparence d’une « science » qui nous permettrait de décider de la forme que doivent prendre nos relations amoureuses et la résistance à parler, à politiser, nos relations sexuelles dans une société où prendre un café ensemble paraît plus engageant qu’un coup d’un soir !

Traduction : Elisende Coladan


Amour bien ficelé, mais sexe déchaîné

RAQUE OGANDO[4]

Si auparavant, l’amour était une plante qu’il fallait arroser quotidiennement, maintenant c’est une jardin botanique. Et cette nouvelle manière de jardiner, que nous appelons « responsabilité affective », est emplie de tâches routinières qui nous font sentir une personne organisée et productive.

Le traitement historique de l’amour consistait à toujours le voir comme une phénomène magique, insaisissable. L’amour était considéré, jusqu’à il y a peu, comme une des grandes énigmes de la nature humaine. Souvent comparé à l’océan, qui est également considéré comme mystérieux, profond, infini, irrésistible. « La mer ne supporte pas de digues », explique Marcos à son père, dans la série « La famille Serrano », en parlant de sa relation avec Eva. Il faudrait lui demander s’il voulait dire qu’il n’est pas possible de contenir la mer ou qu’il n’y a pas à essayer de la contenir, parce que voici une autre norme, celle qui dit « qu’il faut se laisser porter ». Ainsi, l’amour, comme sentiment abyssal (oui, comme ces poissons monstrueux qui ont des organes lumineux, comme le poisson-lanterne, mais sans lanterne, bien sûr, puisque l’amour est aveugle) provoquait plus de thalassophobie que l’océan lui-même. Et, si cela ne suffisait pas, une autre des principales caractéristiques de l’amour c’est qu’il est imprévisible, comme le méchant dans les films, qui apparaît quand on se l’attend le moins.

Grand nombre d’autrices ont signalé comment l’amour romantique a contribué à la domination des hommes sur les femmes. Brigitte Vasallo[5], dans son libre « Pensée monogame, terreur polyamoureuse »[6], par exemple, le met en relation avec les féminicides (p. 165) : « Nous ne pouvons pas continuer à remplir nos réseaux sociaux de photos de couples énamourés et, en même temps, de mèmes contre l’amour romantique parce que c’est ce que doit faire toute bonne féministe. Si nous pensons vraiment que l’amour romantique est nocif, arrêtons de le plébisciter et de penser que le nôtre ne l’est pas, parce qu’il est différent. Chacune de ces photos alimentent le mythe que sans le couple nous ne sommes rien. C’est ainsi que nous retournons encore et encore auprès de la personne qui nous a maltraitée et que nous n’arrivons pas à fuir. Nous sommes le moyen de propagande de la toxicité amoureuse et nous avons une responsabilité collective en cela ».

Les critiques féministes et celles des activistes du polyamour sont tellement nombreuses envers le mythe de l’amour romantique que l’objectif de le désidéaliser est devenu une forme d’urgence et c’est ainsi que notre manière de comprendre et de traiter l’amour est en train de prendre un tournant radical. Maintenant, l’amour semble reprendre le slogan de l’Oréal « Ce n’est pas de la magie, c’est de la science ». Nous sommes en train de donner à l’amour une forme de science sociale, car la désidéalisassions de l’amour passe par le présenter au public comme un objet parfaitement cognitif, calculable, prédictible même.

Cela me rappelle la crise religieuse qui a suivi l’Illustration, quand la société a commencé à questionner le créationnisme et la génération spontanée de la vie, tout allait bien jusqu’à ce que la science-fiction a pratiquement suggéré que nous pourrions fabriquer la vie artificielle en laboratoire. C’est bien représenté par une citation qui court dans la communauté polyamoureuse du populaire instagramer, psychothérapeute et coach, Jaime Gama[7] (@gotitasdepoliamor) qui dit que « l’amour est une décision, pas un accident ». L’amour, selon cette citations, n’est plus prédestiné, ni spontané, mais volontaire : cela fait qu’il dépend de la personne elle-même, dans un essai de lui donner le contrôle sur l’amour même.

Pendant un entretien avec la psychologue et sexologue Isa Duque (@lapsicowoman), Roma de las Heras[8], que s’identifie comme une activiste des relations non conventionnelles, a dit (minute 58 :26) : « Je crois que cela est en relation avec le contexte capitaliste dans lequel nous vivons. Le mental, ces dernières années, a une grande présence, avec l’idée que tu peux décider comment tu veux que soient tes relations. Il existe même un livre qui s’appelle « Concevez votre propre relation ». Cette idée que nous pouvons choisir comment seront nos relations est une supercherie du capitalisme, c’est le récit libéral qui dit que nous sommes des personnes consommatrices qui pouvons nous fabriquer le produit dont nous avons envie. Quand la réalité -et c’est ce qui fait peur- c’est que les relations humaines ne peuvent pas être totalement prévisibles. Nous ne pouvons pas les choisir seules, parce qu’elles impliquent, au minimum, une autre personne. »

J’ajouterai que, en plus d’être libérale, cette idée est très masculine : se montrer stoïque face à la passion, rester imperturbable, essayer d’être invulnérable. Traiter l’amour comme une chose sauvage qu’il faut dominer, comme si c’était inadmissible qu’il reste encore quelque chose d’indomptable par l’homme…

Entrepreneure de l’amour

Nous pourrions parler longuement au sujet de cette nouvelle « formation professionnelle de technicien.ne de l’Amour » : de comment il est disséqué en le structurant en différentes phases (comme la métamorphose des batraciens), du nombre d’hormones (phényléthylamine, déhydroépiandrostérone, ocytocine, …), de l’aspect technique des sigles utilisées (Nouvelle Energie Relationnelle), ERE (Energie Relationnelle Etablie). Il est aussi possible de parler de la culture d’entreprise qui est subjacente à toute cette histoire afin de transformer les relations amoureuses en une espèce de projets d’optimisation accompagnés de leur gestion administrative : l’insistance à négocier et renégocier les termes de l’accord relationnel, de faire le point sur la relation, de nous assurer que toutes nos relations savent comment nous nous sentons, la nécessité de leur porter une attention équilibrée … Nous pourrions parler de « monogamie consciente », mais moi j’entends « monogamie éveillée » ou « monogamie en alerte », « monogamie de garde ». La monogamie qui « contrôle », comme quand on est soûle mais pas suffisamment pour que le portier à l’entrée de la discothèque de ne nous laisse pas entrer. La monogamie doit se tenir sur un pied, tout en se touchant le genou et le nez avec le pouce.

C’est comme si aujourd’hui, alors que les jeunes nous n’espérons plus d’avoir de bonnes perspectives de travail ou imaginer avoir une maison ou avoir des enfants, nous mettions toutes nos attentes dans les relations amoureuses. Si auparavant l’amour était une plante qu’il fallait arroser tous les jours, maintenant c’est un jardin botanique. Et cette jardinerie nouvelle, que nous appelons « responsabilité affective », qui nous amèneà  toute une routine de tâches qui nous permettent de nous sentir une personne organisée et productive. Mais, surtout, cela nous permet de nous sentir épanouies au niveau politique.

Je célèbre la disposition qu’il y a à politiser les relations amoureuses, même si je crois que ce n’est pas la meilleure manière de le faire. Cependant, je ne vois pas que nous soyons disposées à politiser de la même manière nos relations sexuelles. Bien au contraire, j’y vois une résistance à le faire. Il serait impensable de soumettre nos relations sexuelles a un examen aussi exhaustifs comme nous le faisons avec nos relations amoureuses, encore plus quand bien des féministes (individualistes ou prosex) sont sur la défensive au moindre questionnement concernant nos imaginaires et pratiques sexuelles.

Quand on essaie de suggérer que le sexe est également présent dans les structures des relations de pouvoir, qu’il est possible qu’une répartition des rôles au pieu puisse renforcer les rôles de genre, on court le risque d’être accusée de moraliste, d’interventionniste, de taxer l’intime d’autrui. Dernier point qui me semble paradoxal, car c’est comme si nous placions la sexualité sur un plan supérieur de l’intimité par rapport à l’émotionnel. C’est-à-dire qu’il est possible d’explorer l’émotionnel, mais le faire avec la sexualité serait trop interférer, ce serait comme si nous nous mêlions des affaires d’autrui. En revanche, on peut baiser avec une personne inconnue un quelconque samedi soir, et nous pouvons dire que « ce n’est que du sexe », comme si le sexe n’avait valeur aucune.

Il y a un TEDx, très regardé et que je mentionne souvent, intitulé « un café ? Relax, je ne veux rien de sérieux, de Chipi Lozano[9] où elle dit (minute 13:42) “c’est plus intime prendre un café avec quelqu’un que coucher avec lui”. Si c’est vrai que le sexe n’est pas quelque chose d’aussi intime, où est le problème, alors ? pourquoi c’est si hermétique ?

La résistance à politiser les relations sexuelles est la même que lorsqu’il s’agit de politiser la création artistique (l’humour, le cinéma, la musique …)  Et c’est précisément pour cela que les relations sexuelles se rapprochent de l’artistique, en contraposition avec l’amour, qui se rapproche du scientifique. Maintenant, nous associons le sexe à la créativité, l’intuitif, l’improvisation, l’expérimentation, le sensoriel, l’exploration. Ce n’est pas inhabituel que l’on parle du sexe comme un exercice d’auto-découverte, comme dans ces voyages spirituels où on nous dit que nous allons nous trouver à nous-même. Chercher quels sont tes désirs et ce que tu aimes est quasiment un devoir : tu dois essayer. Je dirais qu’il y a quelque chose de l’ordre de la recherche d’une identité dans le sexe.

J’ai toujours pensé que c’est une erreur de comprendre l’identité de cette manière, comme si c’était quelque chose d’interne et statique, où un jour il sera possible d’arriver, si nous creusons suffisamment et non pas comme quelque chose qui est en contact avec l’extérieur, affecté par l’action avec cet extérieur y par conséquent en transformation constante. Il est possible que la clé soit celle-ci, que le côté hermétique des relations sexuelles provoque la crainte que si nous les politisons nous n’arriverons pas à savoir qui sommes-nous « au fond », de comment nous sommes véritablement. Et, évidemment, si nous prenons cette définition de l’identité, selon laquelle se serait une essence, alors, certainement, il n’y aurait rien de plus intime.


[1] En Psychotrauma et en ICV/Intégration du Cycle Vital

[2] https://www.facebook.com/reel/793912029141511

[3] Sans parler des « plagiats ». Il est très important de reconnaître les autrices et de les citer correctement. Nous avons trop de siècles de patriarcat derrière nous, qui nous invisibilisent, pour que cela soit aussi le fait de personnes qui se disent féministes.

[4] https://www.pikaramagazine.com/2023/07/amor-sin-cabos-sueltos-pero-sexo-desatado/

[5] https://nonmonogamie.com/2020/01/09/belles-soeurs-et-crapauds-amour-disney-et-agence-feministe-brigitte-vasallo/

[6] Non traduit en français, mais il y en a de nombreux extraits sur ce blog, sous formes d’articles qu’elle a publié avant la sortie de son livre http://www.laovejaroja.es/bvasallo.htm

[7] Dont je n’avais pas entendu parler auparavant. Il me semble faire partie de ces nombreux « coachs en polyamour » qui apparaissent depuis quelques années surfant sur le courant à la mode des non-monogamies.

[8] https://nonmonogamie.com/2016/06/21/traduction-anarchisme-relationnel-roma-al-reves-es-politica/

[9] ¿Un café? Relax, no quiero nada serio, de Chipi Lozano,  https://www.youtube.com/watch?v=-6RbtPjiwPQ

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