Interview de Roma al Revés es Política (c’est un jeu de mots : « Amor », « amour », en espagnol, donne « Roma » en verlan. Son pseudo peut donc se traduire par : « Roma, à l’envers, c’est politique »).
Roma écrit régulièrement sur l’anarchie relationnelle et d’autres formes de relations alternatives sur son blog (privé) « El Bosque en el que vivo », anime des ateliers et donne des conférences sur le sujet.
Après nous être fréquentées sur les réseaux sociaux, Roma et moi nous sommes rencontrées en 2015 en tant qu’invitées des journées barcelonaises « Amors Plurals ». Roma est une personne que j’admire, à la pensée brillante et claire. Je vous laisse la découvrir à travers cette interview publiée initialement dans le magazine on line Inquire Project
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Traduction : Elisende Coladan
Je suis Roma Al Revés Es Política, activiste pour des relations non conventionnelles, transféministe, et provinciale qui a migré à Madrid. Mon activisme est un croisement entre deux manières de voir le monde : les féminismes et les relations non monogames. Nous repensons collectivement l’amour. Je suis devenu féministe au fur et à mesure de mes rencontres , dont j’apprenais et recevais des outils pour comprendre ce qui m’arrive et pourquoi. J’aimerais faire une longue promenade en montagne avec Federica Montseny [2] pour qu’elle me raconte comment c’était de faire partie du gouvernement en étant anarchiste et comment elle gérait ses contradictions. J’imagine la société du futur plus complexe technologiquement, plus stratifiée, avec plus de différences sociales, et avec des formes de résistance et de survie plus diverses. Mes petites victoires quotidiennes sont d’être visible comme femme non hétéro dans l’espace public, d’être sortie du placard de la non-monogamie dans mon environnement familial et de survivre dans la précarité.
Tu te définis comme une activiste des relations non conventionnelles. Qu’est-ce qu’une relation non conventionnelle ? Comment fonctionne-t-elle ?
Ce sont les personnes qui construisent ce lien qui décident de comment fonctionne chacune de leurs relations.. On peut vivre des relations romantiques non-monogames de plein de manières : le couple ouvert exclusif dans le lien romantique mais ouvert au partage d’expériences sexuelles avec d’autres personnes, ponctuellement ou en continu : le polyamour, où des liens romantiques s’établissent avec d’autres personnes ; le polycélibat où le projet de vie ne se construit pas autour d’une relation de couple ; les anarchies relationnelles, qui ne définissent pas les liens comme « romantiques » ou « non romantiques » ou, si elles le font, ne privilégient pas les relations romantiques par rapport aux non romantiques, etc..
C’est facile, dans la pratique ?
Non, parce que, pour le moment, on n’a pas de références. Du coup, tu peux te sentir très perdue, ou même penser que tu as un problème. De fait, notre éducation amoureuse ne nous donne pas d’outils pour gérer des situations non conventionnelles. En plus, il y a des sanctions sociales pour les personnes qui ne font pas les choses de manière conventionnelle. Sortir du placard nous met dans une situation de grande vulnérabilité, similaire à la sortie du placard LGBT, et tu peux avoir des problèmes avec ta famille d’origine, dans ton environnement de travail, social, etc…
J’imagine que ça t’est arrivé : tu rencontres une fille, vous vous plaisez, vous vous attirez, vous établissez une certaine forme d’intimité, créez un lien … Á quel moment tu lui dis :« je ne suis pas monogame » ? Comment tu le dis ? Qu’est-ce qui se passe ensuite ?
Pour moi, c’est préférable de le dire dès que possible. La monogamie est assumée d’emblée, tout comme l’hétérosexualité : si tu ne dis pas : « euh, je ne suis pas hétéro », les gens pensent qu’effectivement, tu l’es. Alors si tu ne dis pas dès le début : « je ne veux pas de relation monogame pour le moment », l’autre personne imaginera probablement que c’est le cas et après, ça peut générer un problème inutile. Comment le lui dire ? Il faut que tu sois le plus à l’aise possible, mais que tu n’oublies pas que tu expliques quelque chose d’important pour toi, et que ça n’a rien de mauvais. Ce qui se passe après dépend, par contre, de comment l’autre personne le prend, en sachant que cela peut lui sembler déconcertant et qu’elle n’aura probablement personne dans son entourage pour en parler ou lui en donner une image positive . Donc, il est nécessaire d’y aller lentement et en douceur.
Parce que (attends), commençons par le début : c’est quoi l’amour ?
D’une part, il y a les expériences que nous associons à l’amour : l’envie d’intimité, l’érotisation, l’envie de se projeter dans le temps, etc. Ainsi que tout le spectre de combinaisons possibles et d’expressions de ces expériences. Et d’autre part, il y a la façon dont nous les interprétons et ce que nous en faisons : comment nous construisons des liens — ce qui, dans notre culture romantique actuelle, est basé sur l’amour romantique.
Qu’est-ce que c’est, l’amour romantique ?
L’amour romantique est une construction culturelle qui est apparue dans un contexte historique concret, et qui inclut des mythes sur la « nature véritable » de l’amour, sur comment doit être une relation si l’amour est « véritable » (exclusive, pour toujours, centrale dans ta vie, orientée vers le fait de vivre ensemble et de fonder une famille, etc.) Elle est basée sur le sexe-genre : dans l’idée qu’il y a une séparation claire entre hommes et femmes, qu’en fonction de cette différence, nous avons des attentes et des apports différents en amour et, qu’en plus, nos besoins et apports sont complémentaires. Dans ce sens, l’amour romantique présuppose une relation hétérosexuelle, donc une relation sociale asymétrique entre les genres, considérée comme « naturelle ».
Qu’est-ce que c’est, l’amour non romantique ?
Il y a eu d’autres manières de vivre l’amour à d’autres moments de l’histoire ou dans d’autres contextes, mais j’entends que tu me demandes comment nous construisons l’amour si nous démontons toute cette construction culturelle qu’est l’amour romantique. C’est le grand travail que nous sommes en train de faire et que nous avons devant nous : construire une culture amoureuse qui se base sur des valeurs qui correspondent plus à qui nous sommes.
Pouvons-nous dire que l’amour romantique est machiste ?
Oui, parce qu’il est basé sur les différences complémentaires entre hommes et femmes assumées comme naturelles. Dans celles-ci, les femmes sont vouées à la sphère privée. On nous éduque pour prendre en charge tous les travaux ménagers et de soutien de vie « par amour », c’est-à-dire : volontairement, sans rien attendre en échange, sans rémunération et invisibilisées.
Comment fonctionnent les structures de genre dans les relations de couple ?
Il y a déjà eu beaucoup d’analyses sur le fonctionnement des structures de genre dans les relations hétérosexuelles. Il est nécessaire de continuer à réfléchir à comment fonctionnent les relations entre personnes avec d’autres orientations sexuelles ou d’autres identités. Dans une relation femme-homme bisexuels, par exemple, est-ce que les structures de genre fonctionnent de la même façon ? Comment fonctionnent les rôles de genre dans les relations entre lesbiennes ? Et dans les relations de couple entre personnes non binaires ?
Retournons à l’aspect pratique : une fille rencontre une autre fille… et elles entament une relation non conventionnelle. Tu affirmes que « dans les relations monogames, c’est de fidélité qu’il s’agit, et dans les non-monogames, c’est de respect des accords » : comment sont négociés ces accords ?
En pensant à ce que nous voulons et à ce dont nous avons besoin. L’idéal serait de penser à comment nous aimerions que soit cette relation, en parler et trouver à deux (ou plus) nos points communs. Il y a de grandes chances pour qu’on n’ait pas, à priori, les mêmes souhaits et nécessités. Peut-être que je voudrais une exclusivité romantique et pas l’autre personne. Alors, je vais réfléchir et voir si c’est quelque chose que je peux accepter ou pas. Et ensuite négocier la manière de gérer ce genre de situations au niveau pratique. Si nous décidons que ça entre dans le cadre de nos accords de pouvoir coucher avec d’autres personnes, essayons de le faire en établissant des accords concrets : avec des personnes que nous connaissons toutes les deux ou pas ? Ponctuellement avec chaque personne, ou cela serait dérangeant que ce soit habituellement avec la même personne ? Nous ne sommes pas vraiment habituées à parler de ce genre de choses, mais c’est plus facile si on arrive à un accord préalable. Même ainsi, il est bon de garder à l’esprit le fait qu’il n’est pas possible de tout prévoir et de négocier toutes les situations possibles et imaginables. Il est important de rester ouverte face à de nouvelles situations. Et surtout, le prendre très calmement. C’est l’idéal, mais dans la pratique, nous ne sommes pas toujours fortes, certaines choses nous affectent ; parfois il est difficile d’être honnête avec soi-même, avec l’autre, parfois nos besoins changent et on ne sait pas comment s‘y prendre, etc. D’où le besoin d’envisager tout cela calmement et de bien comprendre qu’il s’agit d’un processus.
Tu dis que 90% de notre énergie se consume dans des relations romantiques : comment serait un monde où nous nous occuperions d’autres choses ? Sur quels points pourrions-nous dépenser notre énergie ?
Si nous décentralisions les relations romantiques de l’axe central sur lequel se situent nos projets de vie les plus importants (vie commune, soins, économie partagée, éducation des enfants…), je pense que nous vivrions dans un monde plus flexible, qui nous permettrait de construire nos vies de manières bien plus diverses. Et dont le point de départ serait nos réalités, nos besoins et nos désirs. Qui nous permettrait également de construire des réseaux affectifs qui nous empouvoiraient, avec lesquels nous pourrions construire des formes de vie alternatives dans ce monde patriarcal, capitaliste, impérialiste, colonial, validiste.
Tu te dis anarchiste relationnelle : qu’est-ce que cela veut dire ?
L’anarchie relationnelle est un paradigme, une manière de comprendre les relations, qui entre dans le champ de la non-monogamie et qui ne catégorise pas les relations par types. Elle part de l’idée qu’un lien différent, avec ses propres dynamiques internes, se construit dans chaque relation ». L’engagement, l’intimité physique ou affective et le sexe ne concernent pas uniquement les relations romantiques. L’AR (Anarchie Relationnelle) rompt avec le privilège que les relations romantiques ont sur les autres et qui les considère comme ayant plus de valeur.
Dans la pratique, s’identifier en tant qu’anarchiste relationnelle signifie qu’on ne hiérarchise pas les relations de cette manière, que dans notre réseau affectif, tous les types de liens sont importants et que nous nous impliquons dans tous, qu’ils soient romantiques ou pas. Nous établissons des engagements de vie commune, d’éducation, d’économie partagée, etc., avec les personnes avec qui nous sentons ces affinité et désir, pas nécessairement avec celles avec lesquelles nous avons un lien romantique.
Et dans la pratique, où se situe le féminisme ?
Pour moi, cela se situe sur la même base. L’anarchie relationnelle parle de restructurer les relations sociales, de la manière dont nous structurons les réseaux de soins et de soutien de la vie. En tant que personne sociabilisée comme femme, l’amour est une position de genre qui se concrétise dans « mon projet de vie qui doit tourner autour du couple ». L’AR me donne les outils pour démonter cela. En plus, l’AR sépare l’engagement, la vie commune et s’occuper des enfants, de l’amour romantique — qui est le piège dans lequel tombent les femmes, qui assument de nombreux travaux « par amour ». Cela signifie que nous avons à démonter toutes sortes de dynamiques que nous avons en nous, et à mettre les privilèges sur la table pour les travailler. C’est cela le féminisme.
Et comment prend-on soin les unes des autres ?
Le fait de prendre soin se décentralise et l’intensité des engagements dans ce « prendre soin de l’autre » se répartit entre les différentes relations. Jusqu’où peut aller cette répartition change selon les situations. En fait, nous vivons dans cette même culture romantique et dans un contexte où les relations sont hiérarchisées. Les constructions qui ne se basent pas sur le couple romantique restent fragiles parce que toutes les structures sociales et culturelles renforcent cette hiérarchie.
Je lis sur ton blog El Bosque en el que vivo : « C’est un dur labeur que démonter les mythes de notre culture amoureuse dans nos propres vies. » Cet effort en vaut-il la peine ?
S’il s’agit de ta manière d’appréhender la vie, c’est absolument nécessaire. Ce n’est pas un chemin facile mais il nous empouvoire, nous donne un agenda, nous permet de découvrir plein de choses, nous ouvre le champ des possibles. En chemin, nous établissons des liens forts avec d’autres personnes qui sont également en train de faire un dur labeur, parce que nous construisons à partir de la vulnérabilité partagée et c’est précieux. Nous pouvons réguler cet effort : nous n’allons pas démonter la culture amoureuse du jour au lendemain. Ce sont des processus longs qui se font petit à petit, dans lesquels nous prenons corps, qui doivent se faire avec soin et en prenant soin de soi et des autres, et qui ne sont pas noirs ou blancs. Ce sont des processus que nous ne faisons pas seules, ils sont partagés et cela nous rapproche des personnes dont nous partageons la vie, d’une façon qui n’arriverait pas autrement. Cette construction collective peut être puissante et belle.
Je m’imagine me lever un beau matin et me dire : « eh, merde, je suis pas monogame ! ». Comment on arrive à cela ?
Eh bien, chacune y arrive par son propre chemin. En ce qui me concerne, j’y suis arrivée par des réflexions sur le droit de disposer de mon propre corps..
Il y a des personnes qui arrivent à la non-monogamie en cherchant des manières de continuer à construire une relation qui était monogame et qui, pour une raison ou l’autre, ne fonctionnait plus, dans cette forme, lors d’une situation nouvelle. Par exemple, celle où une des deux personnes veut explorer le monde BDSM ou avoir des pratiques sexuelles non conventionnelles et pas l’autre, ou si une des deux souhaite avoir des relations avec une personne d’un autre genre que celui de sa partenaire et que cela est très important pour elle, que cela fait partie de sa propre identité. Ou pour des questions de séparation physique : une migration longue, un séjour en prison, des situations dans lesquelles arriver à un accord non monogame peut être utile et mieux fonctionner pour certains couples. Il y a aussi des personnes qui viennent à la non-monogamie pour des raisons politiques et pour d’autres, comme dans mon cas, c’est une question identitaire.
Pourquoi devrions-nous repenser nos relations ?
Afin de pouvoir vraiment choisir la manière de vivre les relations qui nous est le plus utile et qui répond vraiment à nos besoins et désirs à chaque moment de notre vie, pour pouvoir construire des relations avec des valeurs qui nous correspondent réellement.
Quel conseil tu donnerais à une personne qui en est juste au début du processus ?
Qu’elle le prenne avec calme et qu’elle recherche d’autres personnes de ce milieu. Si là où elle est, il n’y a pas de communauté de référence, qu’elle la recherche sur Internet, où il y a des communautés virtuelles dans lesquelles nous partageons des ressources. Elle pourra se sentir accompagnée et comprise, ne pas stresser et voir ce qui est possible pour elle. Surtout, qu’elle le prenne avec calme, car, comme c’est un domaine dans lequel nous nous investissons corps et âme, il vaut mieux y aller progressivement. Et en chemin, pouvoir le vivre pleinement.
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[1] J’ai choisi de genrer au féminin tout au long de l’article, comme Roma le fait, tout comme de nombreuses féministes espagnoles. NDLT.
[2] Federica Montseny Mañé, née à Madrid le 12 février 1905 et décédée à Toulouse le 14 janvier 1994, est une intellectuelle et une militante anarchiste espagnole, ministre de la Santé entre 1936 et 1937, sous la Seconde République espagnole, pendant la guerre civile déclenchée par l’armée. Elle est ainsi la première femme espagnole à devenir ministre. (Wikipedia)