Ouvrir les amours, fermer les frontières. Brigitte Vasallo

vasalloCollage de Señora Milton

Présenter Brigitte n’est pas simple, tellement elle peut être polyfacétique. J’aime son franc parler, j’aime qu’elle ose dire et ose « se dire ». Parfois jugée excessive, elle dérange, c’est certain.

Je la connais à travers ses écrits, ses apparitions (assez rares en ce moment) sur les réseaux sociaux. J’ai acheté son livre PornoBurka quand il est sorti (en 2013, déjà !) et (oh la vilaine !), je ne l’ai pas encore lu… Il est dans ma to read list de livres à lire, qui ne diminue pas, car je n’arrête pas d’en acheter. Nous avons eu de riches échanges via les réseaux sociaux et je pense que nous nous apprécions mutuellement. La lire me fait un bien fou ; avec Coral Herrera Gomez et Roma, ce sont des femmes dont les écrits m’aident à mieux comprendre ce qui se joue actuellement dans la non-monogamie et, par là-même, à mieux me comprendre et également comprendre les personnes que j’accompagne en thérapie ou lors de mes espaces de parole. 

______________________________________________________

Ce texte a été écrit à l’occasion du 14 février 2016, dans la revue Pikara : http://www.pikaramagazine.com/2016/02/abrir-amores-cerrar-fronteras/

Traduction : Elisende Coladan

Nous vivons dans un système qui nous dit que lorsque « l’autre » arrive, ce n’est jamais une bonne nouvelle, que « l’autre » n’a pas sa place dans notre vie. La pensée monogame et la xénophobie partagent la peur panique de l’altérité.

Aujourd’hui c’est le 14 février, la Saint Valentin, et c’est une date où nous devons parler d’amours. Dans mon cas, de monogamie et de comment nous pouvons repenser un système amoureux qui nous remplit de joie en même temps qu’il nous enfonce dans la violence, les trahisons et les exclusions. Aujourd’hui, il est temps que nous parlions de polyamour, d’anarchie relationnelle, de comment ouvrir les amours, et comment bien le faire.

Aux frontières de l’Union Européenne, en Slovénie, à Ceuta ou sur l’île de Lesbos, aujourd’hui, 14 février, arriveront -comme tous les autres jours- des milliers de personnes réfugiées et migrantes qui fuient des désastres infinis, des guerres avec des bombardement et des guerres avec des spoliations économiques, des guerres coloniales, encore et toujours, orchestrées par une communauté internationale qui s’occupe uniquement d’intérêts stratégiques, économiques et militaires.

Mais ce n’est pas le jour pour parler de ça ! Parlons d’amour, pas de frontières. Pourtant, il s’agit d’une bonne occasion de nous souvenir des implications profondes de l’affirmation « ce qui est personnel est politique » et de nous demander jusqu’où va notre pensée amoureuse critique. Une bonne occasion pour tester la force et la portée de notre déconstruction de la monogamie et de l’amour romantique . Quel sens cela a-t-il au-delà de nos vies privées, pour que nous soyons en train de mettre en jeu notre cœur et nos sentiments afin de construire de nouvelles manières de vivre nos relations.

La pensée monogame

La monogamie, ce n’est pas que des chiffres, ce n’est pas qu’une quantité. Ce qui nous fait croire ça, c’est une erreur anthropologique, euro- et androcentrée, qui définit la monogamie par une quantité (deux personnes), en opposition à d’autres formes de relations (la non-monogamie, c’est plus de deux personnes — à moins qu’il ne s’agisse de musulmans et là, elle a un autre nom, et personnellement, je trouve ça moche).

Dans cette Obsession du nombre, nous perdons de vue que la monogamie, ce n’est pas une pratique, mais un cadre de référence, un cadre monogame, ainsi qu’une forme de pensée : la pensée monogame, qui opère, certes, dans la sphère privée mais également dans la construction groupale. Une pensée monogame qui gère les amours et qui gère les frontières.

De toute la constellation d’idées qui font partie de la pensée monogame, il y en a deux qui se réfèrent aussi bien à l’immense difficulté d’avoir des relations sexo-affectives multiples, qu’à la maltraitance que nous sommes en train de faire subir, en tant que société, à ce que nous définissons comme de l’altérité notamment, aux personnes réfugiées et migrantes : la peur (la terreur) de perdre et le réflexe défensif de l’exclusion.

Nous construisons des couples de manière identitaire, avec des frontières fermées et hermétiques. Nous sommes un couple, nous ne sommes pas en couple. Cette manière de le construire répond, bien sûr, à un besoin de se protéger d’un monde sans pitié : besoin de refuge économique (face au capitalisme sauvage), aussi bien qu’émotionnel (face à l’immense supermarché des sentiments dans lequel nous vivons), mais aussi, de refuge sexuel (face au double mouvement, parallèle et paradoxal, d’hyper-sexualisation de corps instrumentalisés et à usage unique — à prendre et à laisser — d’un côté et, de l’autre, de pénalisation de la sexualité : mono-sexisme, castration des désirs non-normatifs, punition de l’expérimentation, slutshaming…)

Et, pourtant, à force de vivre en cherchant à se mettre à l’abri, nous avons perdu de vue quel était le danger que nous étions en train de fuir. Si c’était la solitude, les relations exclusives ne nous en protègent pas, puisque cette même exclusivité nous impose un régime hiérarchique dans lequel elle est au-dessus de toutes les autres formes de relations, qui deviennent, par là-même, moins importantes et, dans le meilleur des cas, passent au second plan. Si c’est le manque de lien, ce n’est pas l’exclusivité qui va garantir la permanence d’un lien, mais bien l’engagement lui-même, et celui-ci peut comprendre d’autres engagements comme le sont l’amitié ou s’occuper des enfants. La peur de perdre ne se résout par en fermant des frontières pour éviter l’arrivée d’une altérité menaçante, parce que les frontières ne sont jamais que des coupe-feux qui ne résistent pas longtemps. La peur de perdre se résout en éteignant le feu. En désactivant la menace. En désactivant l’idée d’altérité comme menace.

Sommes-nous en train de parler d’amours ou sommes-nous en train de parler d’états ?

Nous sommes en train de parler de la vie, de la manière dont nous nous positionnons dans la vie, de la manière dont la pensée monogame, basée sur l’exclusivité et l’exclusion, nous traverse complètement, depuis la sphère privée jusqu’au groupe, dans ce que nous avons en commun.

La possibilité d’avoir des relations dans une dynamique non-monogame déchaîne des attaques de panique à l’altérité. Cette « autre » qui vient nous voler notre tranquillité, notre bien-être, notre quotidien, notre commodité, notre sécurité. Qui vient se mettre en compétition avec nous et nous enlever notre place centrale, avec le privilège et le pouvoir que cette place nous procure. Qui vient nous mettre en danger. Comme l’affirme la culture populaire, en amour comme à la guerre, tous les coups sont permis. Et tout y est bon : le combat, l’attaque, la violence et l’auto-violence. Comment ça s’appelle, assassiner ta partenaire ou ton ex, sous couvert de jalousie ? Comment peut-on en arriver à tuer « l’autre » ? « Comment pouvons-nous autant nous blesser ? Comment pouvons-nous nous infliger autant de violence ou accepter autant de maltraitances au nom de l’amour ?

Cette « autre », qui vient détruire notre vie, ce sont aussi les réfugiées et les migrantes. Qui viennent bouleverser notre tranquillité, mettre en péril notre paix, nos bonnes coutumes, notre richesse, notre culture, notre identité, notre état de bien-être… Et, dans cette guerre, comme dans l’amour, tous les coups sont permis. L’infamie de leur confisquer leurs objets de « valeur » comme cela se fait au Danemark (mesure à laquelle nous devrions répondre immédiatement en boycottant les produits danois), la brutalité de leur tirer dessus pendant qu’ils se noient comme le fait l’État espagnol à sa frontière Sud, ou de se moquer de leurs morts, y compris celles de leurs enfants, au nom d’une liberté d’expression qui n’est autre que la même violence brutale exercée par d’autres médias, pour ne citer que quelques exemples macabres.

Bien sûr que tout le monde ne tue pas ses amantes ou ne tire pas sur autrui aux frontières. Mais le système est là et il est incrusté dans chaque parcelle de nos vies. Et c’est ce système qui nous dit que l’arrivée de « l’autre » n’est jamais une bonne nouvelle, qu’elle ne nous apportera jamais de nouvelles énergies, de nouvelles connaissances, de nouveaux points de vue, des nouveaux liens, qu’elle ne nous rendra jamais meilleures, ni plus heureuses, ni plus réelles, ni plus lumineuses, ni plus joyeuses. Le système nous dit que l’autre n’a pas le droit d’être.

Dans l’Europe de la décadence, du capitalisme sauvage, des marchés qui sont seigneurs et maîtres, de la troïka, de la paupérisation, des expulsions, de la violence à tous les niveaux contre une population chaque fois plus acculée, de la culture hipster du réchauffé et du vintage, nous sommes-nous arrêtées pour penser combien de possibilités de résistance contre la brutalité du monde apportent avec eux les réfugiées ? Combien d’alliances se perdent ? Combien de possibilités de liens nous sommes en train de dynamiter, aujourd’hui et pour les siècles à venir ? Nous voyons, horrifiées, la même dynamique se déployer dans l’épistémicide[1] qui a eu lieu dans ce que nous appelons « l’Amérique » : tant de formes de connaissance se sont perdues, que nous avons exterminées en même temps que les vies et les mémoires de ces vies. Avons-nous conscience de ce que nous sommes en train de dire sur ce que sont pour nous la pensée, la connaissance et la culture quand nous parlons de la Syrie ? Même si nous ne faisons que dire « Syrie », est-ce que nous comprenons la dimension de ce que nous disons ?

Rompre la monogamie des frontières

Rompre avec la monogamie, c’est dynamiter les frontières, parce qu’elles sont un outil de répression et de haine. Les frontières ne nous protègent pas : elles créent le danger. Le fantasme même de danger. Rompre avec la monogamie, c’est générer de nouvelles formes de relations : ne pas multiplier les mêmes formes, mais les dynamiter pour créer de nouvelles formes de liens basées sur l’inclusion, sur le droit et le besoin d’être, de vivre, d’appartenir, de construire, et les cultiver ensemble.

Le défi, pour nous qui nous disons polyamoureuses, qui nous disons non-monogames, est de donner un nouveau sens au lien et un nouveau sens à la liberté, qui échappent aux serres du néolibéralisme, qui reprennent la conscience de l’être-là[2], du mélange, du métissage, de la contamination croisée comme puissance de vie. Un sens du lien qui nous sache affaiblies sans la présence de cette « autre » que nous refusons de penser comme menace et que nous voulons comme compagne de qui nous pouvons apprendre, en l’incluant dans notre vie, dans notre monde. Cette « autre » qui concrètement se matérialise dans les corps et les vies des amantes, des réfugiées, des migrantes.

[1]  » Un épistémicide est la mort silencieuse des autres formes de science, de cultures, de savoirs, d’apports, qui ont pu exister pour une seule domination, un seul type de science, de savoir qui sont considérés comme légitimes.  » Fatima Khemilat

[2] Traduction littérale de l’allemand Dasein (« existence », mais littéralement da = « là » et sein = « être »), notion exposée par le philosophe Martin Heidegger. Wikipedia

Anarchie Relationnelle: Roma Al Revés Es Política

Roma

Interview de Roma al Revés es Política (c’est un jeu de mots : « Amor », « amour », en espagnol, donne « Roma » en verlan. Son pseudo peut donc se traduire par : « Roma, à l’envers, c’est politique »).

Roma écrit régulièrement sur l’anarchie relationnelle et d’autres formes de relations alternatives sur son blog (privé) « El Bosque en el que vivo », anime des ateliers et donne des conférences sur le sujet.

Après nous être fréquentées sur les réseaux sociaux, Roma et moi nous sommes rencontrées en 2015 en tant qu’invitées des journées barcelonaises « Amors Plurals ». Roma est une personne que j’admire, à la pensée brillante et claire. Je vous laisse la découvrir à travers cette interview publiée initialement dans le magazine on line Inquire Project

_____________________________________________________________________

Traduction : Elisende Coladan

Je suis Roma Al Revés Es Política, activiste pour des relations non conventionnelles, transféministe, et provinciale qui a migré à Madrid. Mon activisme est un croisement entre deux manières de voir le monde : les féminismes et les relations non monogames. Nous repensons collectivement l’amour. Je suis devenu féministe au fur et à mesure de mes rencontres , dont j’apprenais et recevais des outils pour comprendre ce qui m’arrive et pourquoi. J’aimerais faire une longue promenade en montagne avec Federica Montseny [2] pour qu’elle me raconte comment c’était de faire partie du gouvernement en étant anarchiste et comment elle gérait ses contradictions. J’imagine la société du futur plus complexe technologiquement, plus stratifiée, avec plus de différences sociales, et avec des formes de résistance et de survie plus diverses. Mes petites victoires quotidiennes sont d’être visible comme femme non hétéro dans l’espace public, d’être sortie du placard de la non-monogamie dans mon environnement familial et de survivre dans la précarité.

Tu te définis comme une activiste des relations non conventionnelles. Qu’est-ce qu’une relation non conventionnelle ? Comment fonctionne-t-elle ?

Ce sont les personnes qui construisent ce lien qui décident de comment fonctionne chacune de leurs relations.. On peut vivre des relations romantiques non-monogames de plein de manières : le couple ouvert exclusif dans le lien romantique mais ouvert au partage d’expériences sexuelles avec d’autres personnes, ponctuellement ou en continu : le polyamour, où des liens romantiques s’établissent avec d’autres personnes ; le polycélibat où le projet de vie ne se construit pas autour d’une relation de couple ; les anarchies relationnelles, qui ne définissent pas les liens comme « romantiques » ou « non romantiques » ou, si elles le font, ne privilégient pas les relations romantiques par rapport aux non romantiques, etc..

C’est facile, dans la pratique ?

Non, parce que, pour le moment, on n’a pas de références. Du coup, tu peux te sentir très perdue, ou même penser que tu as un problème. De fait, notre éducation amoureuse ne nous donne pas d’outils pour gérer des situations non conventionnelles. En plus, il y a des sanctions sociales pour les personnes qui ne font pas les choses de manière conventionnelle. Sortir du placard nous met dans une situation de grande vulnérabilité, similaire à la sortie du placard LGBT, et tu peux avoir des problèmes avec ta famille d’origine, dans ton environnement de travail, social, etc…

J’imagine que ça t’est arrivé : tu rencontres une fille, vous vous plaisez, vous vous attirez, vous établissez une certaine forme d’intimité, créez un lien … Á quel moment tu lui dis :« je ne suis pas monogame » ? Comment tu le dis ? Qu’est-ce qui se passe ensuite ?

Pour moi, c’est préférable de le dire dès que possible. La monogamie est assumée d’emblée, tout comme l’hétérosexualité : si tu ne dis pas : « euh, je ne suis pas hétéro », les gens pensent qu’effectivement, tu l’es. Alors si tu ne dis pas dès le début : « je ne veux pas de relation monogame pour le moment », l’autre personne imaginera probablement que c’est le cas et après, ça peut générer un problème inutile. Comment le lui dire ?  Il faut que tu sois le plus à l’aise possible, mais que tu n’oublies pas que tu expliques quelque chose d’important pour toi, et que ça n’a rien de mauvais. Ce qui se passe après dépend, par contre, de comment l’autre personne le prend, en sachant que cela peut lui sembler déconcertant et qu’elle n’aura probablement personne dans son entourage pour en parler ou lui en donner une image positive . Donc, il est nécessaire d’y aller lentement et en douceur.

Parce que (attends), commençons par le début : c’est quoi l’amour ?

D’une part, il y a les expériences que nous associons à l’amour : l’envie d’intimité, l’érotisation, l’envie de se projeter dans le temps, etc. Ainsi que tout le spectre de combinaisons possibles et d’expressions de ces expériences. Et d’autre part, il y a la façon dont nous les interprétons et ce que nous en faisons : comment nous construisons des liens — ce qui, dans notre culture romantique actuelle, est basé sur l’amour romantique.

Qu’est-ce que c’est, l’amour romantique ?

L’amour romantique est une construction culturelle qui est apparue dans un contexte historique concret, et qui inclut des mythes sur la « nature véritable » de l’amour, sur comment doit être une relation si l’amour est « véritable » (exclusive, pour toujours, centrale dans ta vie, orientée vers le fait de vivre ensemble et de fonder une famille, etc.) Elle est basée sur le sexe-genre : dans l’idée qu’il y a une séparation claire entre hommes et femmes, qu’en fonction de cette différence, nous avons des attentes et des apports différents en amour et, qu’en plus, nos besoins et apports sont complémentaires. Dans ce sens, l’amour romantique présuppose une relation hétérosexuelle, donc une relation sociale asymétrique entre les genres, considérée comme « naturelle ».

Qu’est-ce que c’est, l’amour non romantique ?

Il y a eu d’autres manières de vivre l’amour à d’autres moments de l’histoire ou dans d’autres contextes, mais j’entends que tu me demandes comment nous construisons l’amour si nous démontons toute cette construction culturelle qu’est l’amour romantique. C’est le grand travail que nous sommes en train de faire et que nous avons devant nous : construire une culture amoureuse qui se base sur des valeurs qui correspondent plus à qui nous sommes.

Pouvons-nous dire que l’amour romantique est machiste ?

Oui, parce qu’il est basé sur les différences complémentaires entre hommes et femmes assumées comme naturelles. Dans celles-ci, les femmes sont vouées à la sphère privée. On nous éduque pour prendre en charge tous les travaux ménagers et de soutien de vie « par amour », c’est-à-dire : volontairement, sans rien attendre en échange, sans rémunération et invisibilisées.

Comment fonctionnent les structures de genre dans les relations de couple ?

Il y a déjà eu beaucoup d’analyses sur le fonctionnement des structures de genre dans les relations hétérosexuelles. Il est nécessaire de continuer à réfléchir à comment fonctionnent les relations entre personnes avec d’autres orientations sexuelles ou d’autres identités. Dans une relation femme-homme bisexuels, par exemple, est-ce que les structures de genre fonctionnent de la même façon ? Comment fonctionnent les rôles de genre dans les relations entre lesbiennes ? Et dans les relations de couple entre personnes non binaires ?

Retournons à l’aspect pratique : une fille rencontre une autre fille… et elles entament une relation non conventionnelle. Tu affirmes que « dans les relations monogames, c’est de fidélité qu’il s’agit, et dans les non-monogames, c’est de respect des accords » : comment sont négociés ces accords ?

En pensant à ce que nous voulons et à ce dont nous avons besoin. L’idéal serait de penser à comment nous aimerions que soit cette relation, en parler et trouver à deux (ou plus) nos points communs. Il y a de grandes chances pour qu’on n’ait pas, à priori, les mêmes souhaits et nécessités. Peut-être que je voudrais une exclusivité romantique et pas l’autre personne. Alors, je vais réfléchir et voir si c’est quelque chose que je peux accepter ou pas. Et ensuite négocier la manière de gérer ce genre de situations au niveau pratique. Si nous décidons que ça entre dans le cadre de nos accords de pouvoir coucher avec d’autres personnes, essayons de le faire en établissant des accords concrets : avec des personnes que nous connaissons toutes les deux ou pas ? Ponctuellement avec chaque personne, ou cela serait dérangeant que ce soit habituellement avec la même personne ? Nous ne sommes pas vraiment habituées à parler de ce genre de choses, mais c’est plus facile si on arrive à un accord préalable. Même ainsi, il est bon de garder à l’esprit le fait qu’il n’est pas possible de tout prévoir et de négocier toutes les situations possibles et imaginables. Il est important de rester ouverte face à de nouvelles situations. Et surtout, le prendre très calmement. C’est l’idéal, mais dans la pratique, nous ne sommes pas toujours fortes, certaines choses nous affectent ; parfois il est difficile d’être honnête avec soi-même, avec l’autre, parfois nos besoins changent et on ne sait pas comment s‘y prendre, etc. D’où le besoin d’envisager tout cela calmement et de bien comprendre qu’il s’agit d’un processus.

Tu dis que 90% de notre énergie se consume dans des relations romantiques : comment serait un monde où nous nous occuperions d’autres choses ? Sur quels points pourrions-nous dépenser notre énergie ?

Si nous décentralisions les relations romantiques de l’axe central sur lequel se situent nos projets de vie les plus importants (vie commune, soins, économie partagée, éducation des enfants…), je pense que nous vivrions dans un monde plus flexible, qui nous permettrait de construire nos vies de manières bien plus diverses. Et dont le point de départ serait nos réalités, nos besoins et nos désirs. Qui nous permettrait également de construire des réseaux affectifs qui nous empouvoiraient, avec lesquels nous pourrions construire des formes de vie alternatives dans ce monde patriarcal, capitaliste, impérialiste, colonial, validiste.

Tu te dis anarchiste relationnelle : qu’est-ce que cela veut dire ?

L’anarchie relationnelle est un paradigme, une manière de comprendre les relations, qui entre dans le champ de la non-monogamie et qui ne catégorise pas les relations par types. Elle part de l’idée qu’un lien différent, avec ses propres dynamiques internes, se construit dans chaque relation ». L’engagement, l’intimité physique ou affective et le sexe ne concernent pas uniquement les relations romantiques. L’AR (Anarchie Relationnelle) rompt avec le privilège que les relations romantiques ont sur les autres et qui les considère comme ayant plus de valeur.

Dans la pratique, s’identifier en tant qu’anarchiste relationnelle signifie qu’on ne hiérarchise pas les relations de cette manière, que dans notre réseau affectif, tous les types de liens sont importants et que nous nous impliquons dans tous, qu’ils soient romantiques ou pas. Nous établissons des engagements de vie commune, d’éducation, d’économie partagée, etc., avec les personnes avec qui nous sentons ces affinité et désir, pas nécessairement avec celles avec lesquelles nous avons un lien romantique.

Et dans la pratique, où se situe le féminisme ?

Pour moi, cela se situe sur la même base. L’anarchie relationnelle parle de restructurer les relations sociales, de la manière dont nous structurons les réseaux de soins et de soutien de la vie. En tant que personne sociabilisée comme femme, l’amour est une position de genre qui se concrétise dans « mon projet de vie qui doit tourner autour du couple ». L’AR me donne les outils pour démonter cela. En plus, l’AR sépare l’engagement, la vie commune et s’occuper des enfants, de l’amour romantique — qui est le piège dans lequel tombent les femmes, qui assument de nombreux travaux « par amour ». Cela signifie que nous avons à démonter toutes sortes de dynamiques que nous avons en nous, et à mettre les privilèges sur la table pour les travailler. C’est cela le féminisme.

Et comment prend-on soin les unes des autres ?

Le fait de prendre soin se décentralise et l’intensité des engagements dans ce « prendre soin de l’autre » se répartit entre les différentes relations. Jusqu’où peut aller cette répartition change selon les situations. En fait, nous vivons dans cette même culture romantique et dans un contexte où les relations sont hiérarchisées. Les constructions qui ne se basent pas sur le couple romantique restent fragiles parce que toutes les structures sociales et culturelles renforcent cette hiérarchie.

Je lis sur ton blog El Bosque en el que vivo : « C’est un dur labeur que démonter les mythes de notre culture amoureuse dans nos propres vies. » Cet effort en vaut-il la peine ?

S’il s’agit de ta manière d’appréhender la vie, c’est absolument nécessaire. Ce n’est pas un chemin facile mais il nous empouvoire, nous donne un agenda, nous permet de découvrir plein de choses, nous ouvre le champ des possibles. En chemin, nous établissons des liens forts avec d’autres personnes qui sont également en train de faire un dur labeur, parce que nous construisons à partir de la vulnérabilité partagée et c’est précieux. Nous pouvons réguler cet effort : nous n’allons pas démonter la culture amoureuse du jour au lendemain. Ce sont des processus longs qui se font petit à petit, dans lesquels nous prenons corps, qui doivent se faire avec soin et en prenant soin de soi et des autres, et qui ne sont pas noirs ou blancs. Ce sont des processus que nous ne faisons pas seules, ils sont partagés et cela nous rapproche des personnes dont nous partageons la vie, d’une façon qui n’arriverait pas autrement. Cette construction collective peut être puissante et belle.

Je m’imagine me lever un beau matin et me dire : « eh, merde, je suis pas monogame ! ». Comment on arrive à cela ?

Eh bien, chacune y arrive par son propre chemin. En ce qui me concerne, j’y suis arrivée par des réflexions sur le droit de disposer de mon propre corps..

Il y a des personnes qui arrivent à la non-monogamie en cherchant des manières de continuer à construire une relation qui était monogame et qui, pour une raison ou l’autre, ne fonctionnait plus, dans cette forme, lors d’une situation nouvelle. Par exemple, celle où une des deux personnes veut explorer le monde BDSM ou avoir des pratiques sexuelles non conventionnelles et pas l’autre, ou si une des deux souhaite avoir des relations avec une personne d’un autre genre que celui de sa partenaire et que cela est très important pour elle, que cela fait partie de sa propre identité. Ou pour des questions de séparation physique : une migration longue, un séjour en prison, des situations dans lesquelles arriver à un accord non monogame peut être utile et mieux fonctionner pour certains couples. Il y a aussi des personnes qui viennent à la non-monogamie pour des raisons politiques et pour d’autres, comme dans mon cas, c’est une question identitaire.

Pourquoi devrions-nous repenser nos relations ?

Afin de pouvoir vraiment choisir la manière de vivre les relations qui nous est le plus utile et qui répond vraiment à nos besoins et désirs à chaque moment de notre vie, pour pouvoir construire des relations avec des valeurs qui nous correspondent réellement.

Quel conseil tu donnerais à une personne qui en est juste au début du processus ?

Qu’elle le prenne avec calme et qu’elle recherche d’autres personnes de ce milieu. Si là où elle est, il n’y a pas de communauté de référence, qu’elle la recherche sur Internet, où il y a des communautés virtuelles dans lesquelles nous partageons des ressources. Elle pourra se sentir accompagnée et comprise, ne pas stresser et voir ce qui est possible pour elle. Surtout, qu’elle le prenne avec calme, car, comme c’est un domaine dans lequel nous nous investissons corps et âme, il vaut mieux y aller progressivement. Et en chemin, pouvoir le vivre pleinement.

_________________________________

[1] J’ai choisi de genrer au féminin tout au long de l’article, comme Roma le fait, tout comme de nombreuses féministes espagnoles. NDLT.

[2] Federica Montseny Mañé, née à Madrid le 12 février 1905 et décédée à Toulouse le 14 janvier 1994, est une intellectuelle et une militante anarchiste espagnole, ministre de la Santé entre 1936 et 1937, sous la Seconde République espagnole, pendant la guerre civile déclenchée par l’armée. Elle est ainsi la première femme espagnole à devenir ministre. (Wikipedia)