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Interview réalisée par Cristina Garde et publiée en catalan, le samedi 15 avril 2017, dans le journal Social.cat
Traduction: Elisende Coladan
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« Patriarcat, racisme et capitalisme sont les trois axes de la domination ».
Brigitte Vasallo paraphrase le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos et s’approprie la citation. Elle se définit comme une écrivaine titubante, activiste LGTBI et féministe plus préoccupée par le racisme que par le genre. Elle considère que les femmes ont assumé un rôle qui les fait se sentir coupables et qui les transforme toujours en « celles qui prennent soin » des autres, avec leurs qualités, mais également leurs craintes et elle dénonce que les violences machistes ne sont que la pointe de l’iceberg d’un système qui légitime les inégalités.
« Les femmes, nous subissons toute sorte de violences en même temps et nous les vivons de manière bien plus forte que les hommes ».
- Comment se construisent ces inégalités ? Qu’est-ce qu’une inégalité ?
J’utilise souvent, comme référence, une phrase de Michel Foucault. Il définit l’inégalité comme les conditions de l’acceptabilité du meurtre, c’est-à-dire, le moment où l’assassinat d’un collectif devient acceptable. Et « acceptable » veut dire que cela n’engendre aucun scandale, que ce n’est pas un problème. Il y a beaucoup d’inégalités quotidiennes sur le terrain du genre, comme sur bien d’autres. Mais sur celui du genre, cette acceptabilité est vraiment évidente. Il suffit de penser aux féminicides.
- « Féminicide » est un terme dont la loi ne tient pas compte. De fait, l’administration n’a, à ce jour, que le registre des femmes assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint. Comment faire alors pour y ajouter celles qui le sont par la violence machiste ?
Ce système d’inégalités est une violence en soi, mais, effectivement, lorsque nous parlons de violences machistes, s’élève toujours le débat sur le fait de savoir où en est la limite. Si bien que cela nous préoccupe que le genre soit entendu comme concernant uniquement le corps des femmes ; que quand il s’agit de violence machiste, les autres corps soient laissés de côté, comme celui des enfants, comme les corps homos. Quand il s’agit de violence, dans le contexte des féminicides, il n’est pas question des enfants ni de l’entourage. La violence machiste va bien plus loin que la personne qui la subit, que la personne assassinée. Un meurtre est, d’un extrême à l’autre, un drame social.
- En Catalogne, les dénonciations de violences machistes dans le cadre conjugal ont tendance à stagner, tandis que le nombre de femmes assassinées ne diminue pas. Vous croyez vraiment que nous sommes en train d’inverser la tendance ?
Je ne sais pas si, en Catalogne, nous allons mieux ou moins bien. Ce que je sais, c’est qu’un seul assassinat, qu’une seule violence, c’est déjà trop. Vraiment, c’est possible qu’elles soient plus visibles maintenant, mais il y a encore beaucoup à faire pour qu’il ait une prise de conscience. Le travail actuel ne montre que la pointe de l’iceberg et absolument pas l’ensemble. Il n’y qu’à voir comment cela est abordé dans les écoles, quels sont les reportages diffusés par les médias, quelles promotions font encore les films de certains types de rôles. Tout cela fait qu’ensuite, l’assassinat d’une femme, une violence contre elle, sont possibles sans que personne n’en soit scandalisé.
« Quand nous parlons de violences machistes, nous parlons de violences structurelles, qui ont une raison systémique qui les alimente, qui les renforce, qui les justifie et les légitime. »
- Nous avons arrêté d’utiliser le terme « violence de genre » qui réunissait, entre autres, toutes les attaques des hommes contre les femmes et des femmes contre les hommes, et nous acceptons, de fait, que la violence de genre est, majoritairement, une violence machiste.
Je ne suis pas très partante pour prendre en compte la violence d’un groupe minoritaire contre un groupe majoritaire. La violence que peut exercer une femme contre un homme ou une personne LGTBI contre une personne hétérosexuelle est une violence concrète, elle n’est pas réalisée sur tout un système qui la représente. Par contre, si nous parlons de violence machiste, nous parlons de violences structurelles. Quand nous disons « structurelles », nous faisons référence non seulement à la raison systémique qui les alimente, leur donne leur force, les justifie et légitime, mais également au fait que, également, il est très compliqué de s’en défendre. Se défendre de ce qui nous agresse est fort compliqué car il y a toute une série de mécanismes qui font que la violence est possible.
- La législation espagnole ne semble pas comprendre, non plus, la violence contre les femmes comme une violence structurale.
Nous savons bien qui légifère et à quel point la législation est toujours à la traîne des demandes sociales. Mais, avant de parler de ce qu’il est possible ou pas de dénoncer, il faut s’interroger sur l’unique moyen qui nous est proposé pour porter plainte. Nous sommes en train de demander, par exemple, à des populations qui sont poursuivies par la police à travers des rafles ou des expulsions, de porter plainte devant les mêmes forces de police qui les menacent. C’est ridicule et à côté de la plaque. Tout est à changer de haut en bas. Cela est en train de se faire, mais peu à peu. Ce qui est dommage car l’urgence est là.
- Urgent parce que toutes les femmes nous pouvons subir la maltraitance, nulle n’en est exempte…
Oui. La maltraitance peut nous atteindre toutes. Avoir lu ou faire de l’activisme ne nous libère pas de la possibilité de la vivre, parce qu’elle est extrêmement invisibilisée, parce que nous partons d’une construction de genre qui nous fait être obligatoirement coupables et celles qui prennent soin des autres, et c’est un piège des plus compliqués à démonter, car cela va au-delà de la situation de maltraitance, mais vient de la manière dont on nous apprend à être au monde. Après, il y a cette grande solitude, qui fait que c’est très difficile d’expliquer ce qui nous arrive. Être féministe et activiste ne rend pas plus facile le fait d’avoir à expliquer ce que nous subissons et souffrons en termes de violence.
- Pourquoi est-ce si difficile de rendre visible la maltraitance ?
Il est difficile de la visibiliser parce qu’elle est soutenue par une propagande qui la normalise, depuis les chansons pop jusqu’au reggaeton, par exemple. La plupart de la maltraitance ne se voit pas, parce qu’elle est cachée derrière les différentes formes de l’amour romantique. Cela est ancré bien au-delà du rationnel qu’il est possible de démonter en lisant et en faisant des réunions pour en parler.
- Et comment se soutient ce système de domination machiste ?
D’un côté, il y a une question d’habitus, comme disait Pierre Bourdieu, c’est-à-dire, l’habitude, la manière dont les choses se passent et qui permettent qu’elles puissent se reproduire parce qu’elles sont extrêmement intériorisées. Le public s’habitue à une série d’images, de propositions que les médias continuent à reproduire car elles sont réellement intériorisées. Cela génère un cercle vicieux qu’il est très difficile de casser. Ce serait comme le côté innocent, si on peut dire.
- Et l’autre ?
L’autre côté, c’est que toutes ces violences apportent une série de bénéfices au capitalisme, aux pouvoirs établis. Cela apporte des bénéfices qu’il y ait une partie de la population, les femmes, qui est minorisée. Et là, nous parlons uniquement d’une perspective qui ne prend en compte que les femmes en tant que telles, si nous si on ajoute les éléments de race, de classe sociale, de santé mentale, d’âge… alors, la montagne est énorme ! Ceci est bien utile pour le système, parce que cela génère une forme de gouvernabilité, cette pensée positive à la mode qui me déchire, toute simple : si on hiérarchise la population et si certains exercent des violences contre les autres, par le fait qu’elles sont en-dessous, c’est résolu : on a l’armée.
- C’est à ce moment-là que l’on parle d’un système patriarcal. Comment faut-il comprendre ce terme ?
Toutes les formes de domination sont souvent envisagées à partir de la notion de genres qui fonctionnent de la même manière. Et ce n’est pas le cas. Tout est domination masculine, mais tout n’est pas patriarcat. Gayle Rubin définit le patriarcat comme une forme méditerranéenne. Le patriarcat originel est Abraham, qui est le père du judaïsme, du christianisme et de l’Islam, la représentation du berger qui contrôle le troupeau et les femmes. Cela me paraît intéressant, parce que souvent nous voyons l’Islam comme quelque chose d’étrange et pourtant, l’origine en est la même. En ce qui concerne les sociétés latino-américaines, Gloria Anzaldúa, par exemple, montre la continuation des formes de domination présentes pendant la colonisation. Souvent, quand nous voyageons, il nous arrive de penser « Quelle société machiste ! », alors c’est juste que ça s’exprime de manière différente. Cela nous surprend parce ce que nous ne sommes pas habituées à ces formes-là, mais aux nôtres, que nous avons tellement assimilées que nous les voyons plus.
- De manière générale, la domination masculine montre son pouvoir d’une manière bien concrète : en établissant des relations de hiérarchie, elle soumet à travers la violence.
La violence est clairement une question de pouvoir, c’est une question de chosification et de déshumanisation de l’autre, de la possibilité que cela se passe. La femme n’a pratiquement jamais ce pouvoir. J’ai écrit, il y a peu, un texte sur la culture du viol et les théoriciens comprennent uniquement le viol comme un pouvoir qui s’exerce contre les femmes. C’est quelque chose qui m’hérisse le poil, parce que les chiffres d’enfants violés par d’autres hommes est très élevé. Cette violence s’exerce également sur d’autres collectifs. Cela m’irrite également quand, dans des situations où les femmes ont le pouvoir, cette violence existe également. Je pense, par exemple, à des viols d’homme de la part de femmes soldats, dans la prison d’Abu Ghraib.
- Et, quand nous avons compris que le pouvoir s’exerce par la violence, quand nous avons appris qu’une femme doit maintenir une posture qui la rend coupable, comment fait-on pour déconstruire les rôles ?
Il n’y a pas un processus de déconstruction suivi d’un de construction : ils sont simultanés. Je ne sais pas comment nous y arrivons, mais je sais que, les femmes, nous avons la capacité de le faire et que nous avons besoin de nous accompagner les unes les autres pour trouver les mécanismes et les stratégies pour y arriver. Il faut également avoir à l’esprit que toutes les stratégies de résistance sont légitimes Je pense au cas concret où la violence de genre est accompagnée de racisme. Quand nous parlons de violence contre les femmes, on pourrait penser que nous parlons uniquement de machisme, mais le racisme est une violence contre les femmes, le capitalisme est une violence contre les femmes. Les femmes, nous subissons toutes les formes de violence en même temps et de manière bien plus multiple que les hommes.
- Donc, comme fait-on pour résister contre ce système de domination ?
Il y a des théories qui centrent leur analyse uniquement sur un point, les perspectives monofocales qui expriment que lorsqu’il n’y aura plus de genres, tout sera résolu ou quand il n’y aura plus de classes sociales, tout sera résolu, ou quand il n’y aura plus de racisme, tout sera résolu… Je pense, comme Patricia Hill Collins, que les violences comme formes de domination ne sont pas une matrice, mais un réseau. Donc, il changer de dynamique à partir de différents axes. Ce n’est pas évident, pour moi, de savoir comment construire autrement les relations, mais je suis assez convaincue que le changement passe par les dynamiques et non pas par le résultat immédiat, qui souvent n’est pas celui escompté. Je ne crois pas que seul la notion de genre contre le patriarcat puisse provoquer une quelconque chute.
- Mais, si nous rompons avec la hiérarchie de genre, il sera possible de le faire avec toutes les autres.
On peut être en train de rompre une hiérarchie établie par le genre, en même temps que la hiérarchie de races peut paraître normale. La hiérarchie de classes peut paraitre terrible, mais la hiérarchie par orientations sexuelles peut sembler correcte. Nous sommes pleines de contradictions. J’aime beaucoup la pensée de Boaventura de Sousa Santos qui parle toujours du patriarcat, du capitalisme et du racisme comme des trois principaux axes de domination. Il affirme qu’ils vont effectivement ensemble et qu’ils se rétroalimentent. Que cela vaut la peine, à chaque fois, de regarder quel est l’axe émergeant. Et se fixer sur ce point ne veut pas dire qu’il faut aller vite et oublier toutes les autres luttes. Cela veut dire qu’à partir de nos luttes, nous avons à prendre en compte cet axe.
- Je pense aux femmes réfugiées, aujourd’hui c’est le collectif le plus vulnérable, mais je ne sais pas si nous sommes en train de vraiment les prendre en compte comme il faut.
Est-ce que lorsque nous pensons à la lutte contre la violence machiste, nous pensons aux femmes réfugiées ? Non, nous imaginons que c’est un autre type de violence, mais ce sont également des femmes. Même si nous sommes des femmes, nous sommes des femmes blanches, en situation de pouvoir, et nous devons le prendre en compte. C’est toujours après qu’un collectif en ait fait la demande explicite que nous pouvons commencer à nous organiser/trouver des solutions. Je pense au débat sur le voile, à toutes les féministes noires. J’ai déjà écrit sur le fait qu’elles nous ont déjà demandé de ne pas mélanger les concepts, que ce n’est pas la même chose d’être une femme noire dans un contexte raciste qu’être femme dans un groupe hégémonique. Les féminismes, au pluriel, doivent bien plus prendre cela en compte, que ce qui a été fait jusqu’à présent.
- De fait, maintenant, il y a des femmes issues du monde de la culture de masses et du showbiz, qui claironnent une sorte de féminisme dilué, qui convient au système de domination, bien plus qu’il ne représente une lutte.
C’est vrai que, souvent, on la sensation qu’on est en train de surfer sur un féminisme de surface et que, rarement, on arrive à un réel engagement, mais je pense que cela sert probablement à quelqu’un. Et si ce genre de message arrive là où n’arrive pas le mien ? J’ai le sentiment que chacune fait ce qu’elle peut et que l’ennemi est bien là, de l’autre côté. Par exemple, même si les quotas sont effrayants, je me rends compte qu’ils ont une fonction. À partir de mon expérience d’activiste contre l’islamophobie, quand je dis « si à cette conf, il n’y a pas de musulmanes, je n’y participe pas », les gens bougent et, ensuite, lors d’autres colloques, on pense à elles bien avant moi. C’est une question de résistance. Il semble que si on ne fait pas du forcing, rien ne change. Maintenant, cela dérange qu’il n’y ait pas de parité. Cela commence à changer.