Relations sexo-affectives alternatives à la pensée monogame hétéronormative, à partir d'une perspective féministe: traductions, réflexions et analyses.
Je suis en pleine lecture du dernier livre de Brigitte Vasallo, Pensamiento monogamo / Terror poliamoroso[1]. J’y retrouve toutes les idées qu’elle a développées au cours de ces dernières années, lors de conférences, d’ateliers ou dans des articles. Je crois qu’il y a très peu de pages où je n’ai pas souligné une phrase, tellement pratiquement tout me parle. J’y reviendrai très certainement dans un article sur ce blog.
Dans le chapitre « Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître »[2], elle cite cet article que je traduis aujourd’hui et qu’elle avait publié originellement dans la revue féministe Pikara Magazine. Elle y présente l’idée, centrale dans son livre, que la monogamie est un système auquel nous participons toutes et que le polyamour ou l’anarchie relationnelle ne font que le reproduire, tout en s’y opposant. Elle propose d’imaginer et de construire des réseaux affectifs plutôt que de continuer, autrement, le système monogame.
« Polyamour » est un mot parapluie qui recouvre bien des manières différentes de vivre des relations non monogames consensuelles et non possessives. Manières qui sont en construction, en cours de conceptualisation et en processus de mise en commun, avec toutes sortes de nuances. Parce que tout ça n’est qu’à ses débuts et relativement nouveau, nous n’envisageons pas le polyamour, les réseaux affectifs, l’anarchie relationnelle comme un système qui remplace la monogamie, mais comme une série de pensées et de vécus qui ouvrent un espace pour des constructions personnelles et dissidentes. Nous ne cherchons pas des modèles, mais nous partageons des références et des propositions. Nos désaccords entre nos formes de penser et de vivre nous alimentent et nous aident à créer des relations DIY (« Do It Yourself ») à partir d’outils comme la communication, l’empathie et le défi d’être à l’encontre des formes établies par une morale et des coutumes que nous ne sentons pas nôtres.
Cependant, au fur et à mesure que nous grandissons en tant que collectif, nous donnant et prenant du sens, apparaît une question de fond qui touche directement la portée de la déconstruction que nos structures affectives proposent : jusqu’où va notre pensée critique amoureuse ? Jusqu’où va le pouvoir transformateur de ce que nous proposons, ce que nous insistons à appeler « politique » ?
Malheureusement, le polyamour s’inscrit sur un terrain, à la fois littéral et métaphorique. Un terrain marqué par des centres et des périphéries, par des privilèges et des subalternités.
Le contexte dans lequel nous essayons de penser et de vivre, bien à regret, c’est l’hétéropatriarcat capitaliste. Ces mots essaient de définir un monde de relations inégalitaires, où on nous indique, d’emblée, un grand nombre d’impossibilités. Comme, par exemple, une classe sociale qui ne change pas proportionnellement à l’effort investi, une nationalité qui détermine notre mobilité et notre espérance de vie, un entourage culturel qui nous imbibera de structures invisibles et un genre qui sera décisif, et décidera, malgré ce que tu peux croire, de tes goûts et de tes couleurs.
Que nous sommes un amalgame de privilèges et d’oppressions est quelque chose de tellement évident que cela fait presque honte de l’écrire. Mais, aussi évident soit-il, il faut le répéter jusqu’à en avoir la nausée, même si ne pas passer sous silence cette évidence implique, pour toujours, la fin de notre vie sociale. Nous sommes tous et toutes un mélange d’oppressions et de privilèges, et nous avons une sensibilité à fleur de peau, en ce qui concerne notre petit récif d’oppressions, mais nous sommes bien plus désinvoltes en ce qui concerne les oppressions des autres, avec l’excuse que, si cela ne nous concerne pas directement, c’est comme si ça n’existait pas. C’est ainsi que, dans la mouvance polyamoureuse, il est clair que la monogamie, c’est le diable, mais imaginer la monogamie comme un champignon venimeux isolé, c’est tricher. C’est vouloir ouvrir une brèche dans le petit bout de monogamie qui nous opprime, en laissant intactes les parties qui oppriment les autres, dans lesquelles nous avons, très probablement, notre part de privilège.
L’exemple classique est celui de l’homme blanc, cis, hétéro, de classe moyenne qui, précisément, parce qu’il a été touché par on ne sait quelle loterie du privilège, a de très sérieux problèmes pour pouvoir comprendre la relation existante entre système monogame et violence de genre, convaincu qu’il est que le machisme, ce n’est pas si grave que ça, et qu’il n’est pas nécessaire de l’éliminer afin de construire des relations amoureuses plus saines. Mais ce n’est pas le seul exemple, mes compagnes : les blanches, hétéros, cis de classe moyennes, nous sommes peu enclines à recevoir des critiques lorsque nous marchons sur des zones sensibles (et nous y allons, nous aussi, de notre « mais ça n’est pas si grave que ça »), ou nous nous consacrons à faire des conférences ou à écrire des articles (comme cette « dénommée » Vasallo), comme si des femmes n’avaient pas besoin de la monogamie pour pouvoir élever leurs enfants, pour ne donner que cet exemple fort évident.
Si nous voulons être politiques, nous avons à remonter nos manches et aller au charbon, jusqu’à trouver les multiples racines du système. Nous devons oser bouger des aspects qui nous touchent directement, reconnaître nos erreurs, écouter des points de vue et des besoins que nous n’avions même pas imaginés. Ne pas nous sentir offensées quand le problème nous est montré du doigt : comme disait Italo Calvino, l’enfer c’est nous et les autres. Ce n’est pas que les autres.
Dans le cas contraire, le polyamour ne sera qu’un effet de mode qui affirme que la monogamie n’est pas un système, mais une possibilité comme une autre, qu’il n’est pas possible de rationaliser l’amour sans lui en enlever toute la magie et que le Père Noël existe vraiment. Ce sera ainsi une réforme de la monogamie comme une rénovation de salle de bain, où on installe juste un nouveau carrelage. Et ce sera, surtout, une occasion de perdue de faire une révolution des affects qui pourra constituer un changement significatif, réel, profond et durable, en ce qui concerne notre manière d’aimer, de baiser et de vivre les relations.
« Patriarcat, racisme et capitalisme sont les trois axes de la domination ».
Brigitte Vasallo paraphrase le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos et s’approprie la citation. Elle se définit comme une écrivaine titubante, activiste LGTBI et féministe plus préoccupée par le racisme que par le genre. Elle considère que les femmes ont assumé un rôle qui les fait se sentir coupables et qui les transforme toujours en « celles qui prennent soin » des autres, avec leurs qualités, mais également leurs craintes et elle dénonce que les violences machistes ne sont que la pointe de l’iceberg d’un système qui légitime les inégalités.
« Les femmes, nous subissons toute sorte de violences en même temps et nous les vivons de manière bien plus forte que les hommes ».
Comment se construisent ces inégalités ? Qu’est-ce qu’une inégalité ?
J’utilise souvent, comme référence, une phrase de Michel Foucault. Il définit l’inégalité comme les conditions de l’acceptabilité du meurtre, c’est-à-dire, le moment où l’assassinat d’un collectif devient acceptable. Et « acceptable » veut dire que cela n’engendre aucun scandale, que ce n’est pas un problème. Il y a beaucoup d’inégalités quotidiennes sur le terrain du genre, comme sur bien d’autres. Mais sur celui du genre, cette acceptabilité est vraiment évidente. Il suffit de penser aux féminicides.
« Féminicide » est un terme dont la loi ne tient pas compte. De fait, l’administration n’a, à ce jour, que le registre des femmes assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint. Comment faire alors pour y ajouter celles qui le sont par la violence machiste ?
Ce système d’inégalités est une violence en soi, mais, effectivement, lorsque nous parlons de violences machistes, s’élève toujours le débat sur le fait de savoir où en est la limite. Si bien que cela nous préoccupe que le genre soit entendu comme concernant uniquement le corps des femmes ; que quand il s’agit de violence machiste, les autres corps soient laissés de côté, comme celui des enfants, comme les corps homos. Quand il s’agit de violence, dans le contexte des féminicides, il n’est pas question des enfants ni de l’entourage. La violence machiste va bien plus loin que la personne qui la subit, que la personne assassinée. Un meurtre est, d’un extrême à l’autre, un drame social.
En Catalogne, les dénonciations de violences machistes dans le cadre conjugal ont tendance à stagner, tandis que le nombre de femmes assassinées ne diminue pas. Vous croyez vraiment que nous sommes en train d’inverser la tendance ?
Je ne sais pas si, en Catalogne, nous allons mieux ou moins bien. Ce que je sais, c’est qu’un seul assassinat, qu’une seule violence, c’est déjà trop. Vraiment, c’est possible qu’elles soient plus visibles maintenant, mais il y a encore beaucoup à faire pour qu’il ait une prise de conscience. Le travail actuel ne montre que la pointe de l’iceberg et absolument pas l’ensemble. Il n’y qu’à voir comment cela est abordé dans les écoles, quels sont les reportages diffusés par les médias, quelles promotions font encore les films de certains types de rôles. Tout cela fait qu’ensuite, l’assassinat d’une femme, une violence contre elle, sont possibles sans que personne n’en soit scandalisé.
« Quand nous parlons de violences machistes, nous parlons de violences structurelles, qui ont une raison systémique qui les alimente, qui les renforce, qui les justifie et les légitime. »
Nous avons arrêté d’utiliser le terme « violence de genre » qui réunissait, entre autres, toutes les attaques des hommes contre les femmes et des femmes contre les hommes, et nous acceptons, de fait, que la violence de genre est, majoritairement, une violence machiste.
Je ne suis pas très partante pour prendre en compte la violence d’un groupe minoritaire contre un groupe majoritaire. La violence que peut exercer une femme contre un homme ou une personne LGTBI contre une personne hétérosexuelle est une violence concrète, elle n’est pas réalisée sur tout un système qui la représente. Par contre, si nous parlons de violence machiste, nous parlons de violences structurelles. Quand nous disons « structurelles », nous faisons référence non seulement à la raison systémique qui les alimente, leur donne leur force, les justifie et légitime, mais également au fait que, également, il est très compliqué de s’en défendre. Se défendre de ce qui nous agresse est fort compliqué car il y a toute une série de mécanismes qui font que la violence est possible.
La législation espagnole ne semble pas comprendre, non plus, la violence contre les femmes comme une violence structurale.
Nous savons bien qui légifère et à quel point la législation est toujours à la traîne des demandes sociales. Mais, avant de parler de ce qu’il est possible ou pas de dénoncer, il faut s’interroger sur l’unique moyen qui nous est proposé pour porter plainte. Nous sommes en train de demander, par exemple, à des populations qui sont poursuivies par la police à travers des rafles ou des expulsions, de porter plainte devant les mêmes forces de police qui les menacent. C’est ridicule et à côté de la plaque. Tout est à changer de haut en bas. Cela est en train de se faire, mais peu à peu. Ce qui est dommage car l’urgence est là.
Urgent parce que toutes les femmes nous pouvons subir la maltraitance, nulle n’en est exempte…
Oui. La maltraitance peut nous atteindre toutes. Avoir lu ou faire de l’activisme ne nous libère pas de la possibilité de la vivre, parce qu’elle est extrêmement invisibilisée, parce que nous partons d’une construction de genre qui nous fait être obligatoirement coupables et celles qui prennent soin des autres, et c’est un piège des plus compliqués à démonter, car cela va au-delà de la situation de maltraitance, mais vient de la manière dont on nous apprend à être au monde. Après, il y a cette grande solitude, qui fait que c’est très difficile d’expliquer ce qui nous arrive. Être féministe et activiste ne rend pas plus facile le fait d’avoir à expliquer ce que nous subissons et souffrons en termes de violence.
Pourquoi est-ce si difficile de rendre visible la maltraitance ?
Il est difficile de la visibiliser parce qu’elle est soutenue par une propagande qui la normalise, depuis les chansons pop jusqu’au reggaeton, par exemple. La plupart de la maltraitance ne se voit pas, parce qu’elle est cachée derrière les différentes formes de l’amour romantique. Cela est ancré bien au-delà du rationnel qu’il est possible de démonter en lisant et en faisant des réunions pour en parler.
Et comment se soutient ce système de domination machiste ?
D’un côté, il y a une question d’habitus, comme disait Pierre Bourdieu, c’est-à-dire, l’habitude, la manière dont les choses se passent et qui permettent qu’elles puissent se reproduire parce qu’elles sont extrêmement intériorisées. Le public s’habitue à une série d’images, de propositions que les médias continuent à reproduire car elles sont réellement intériorisées. Cela génère un cercle vicieux qu’il est très difficile de casser. Ce serait comme le côté innocent, si on peut dire.
Et l’autre ?
L’autre côté, c’est que toutes ces violences apportent une série de bénéfices au capitalisme, aux pouvoirs établis. Cela apporte des bénéfices qu’il y ait une partie de la population, les femmes, qui est minorisée. Et là, nous parlons uniquement d’une perspective qui ne prend en compte que les femmes en tant que telles, si nous si on ajoute les éléments de race, de classe sociale, de santé mentale, d’âge… alors, la montagne est énorme ! Ceci est bien utile pour le système, parce que cela génère une forme de gouvernabilité, cette pensée positive à la mode qui me déchire, toute simple : si on hiérarchise la population et si certains exercent des violences contre les autres, par le fait qu’elles sont en-dessous, c’est résolu : on a l’armée.
C’est à ce moment-là que l’on parle d’un système patriarcal. Comment faut-il comprendre ce terme ?
Toutes les formes de domination sont souvent envisagées à partir de la notion de genres qui fonctionnent de la même manière. Et ce n’est pas le cas. Tout est domination masculine, mais tout n’est pas patriarcat. Gayle Rubin définit le patriarcat comme une forme méditerranéenne. Le patriarcat originel est Abraham, qui est le père du judaïsme, du christianisme et de l’Islam, la représentation du berger qui contrôle le troupeau et les femmes. Cela me paraît intéressant, parce que souvent nous voyons l’Islam comme quelque chose d’étrange et pourtant, l’origine en est la même. En ce qui concerne les sociétés latino-américaines, Gloria Anzaldúa, par exemple, montre la continuation des formes de domination présentes pendant la colonisation. Souvent, quand nous voyageons, il nous arrive de penser « Quelle société machiste ! », alors c’est juste que ça s’exprime de manière différente. Cela nous surprend parce ce que nous ne sommes pas habituées à ces formes-là, mais aux nôtres, que nous avons tellement assimilées que nous les voyons plus.
De manière générale, la domination masculine montre son pouvoir d’une manière bien concrète : en établissant des relations de hiérarchie, elle soumet à travers la violence.
La violence est clairement une question de pouvoir, c’est une question de chosification et de déshumanisation de l’autre, de la possibilité que cela se passe. La femme n’a pratiquement jamais ce pouvoir. J’ai écrit, il y a peu, un texte sur la culture du viol et les théoriciens comprennent uniquement le viol comme un pouvoir qui s’exerce contre les femmes. C’est quelque chose qui m’hérisse le poil, parce que les chiffres d’enfants violés par d’autres hommes est très élevé. Cette violence s’exerce également sur d’autres collectifs. Cela m’irrite également quand, dans des situations où les femmes ont le pouvoir, cette violence existe également. Je pense, par exemple, à des viols d’homme de la part de femmes soldats, dans la prison d’Abu Ghraib.
Et, quand nous avons compris que le pouvoir s’exerce par la violence, quand nous avons appris qu’une femme doit maintenir une posture qui la rend coupable, comment fait-on pour déconstruire les rôles ?
Il n’y a pas un processus de déconstruction suivi d’un de construction : ils sont simultanés. Je ne sais pas comment nous y arrivons, mais je sais que, les femmes, nous avons la capacité de le faire et que nous avons besoin de nous accompagner les unes les autres pour trouver les mécanismes et les stratégies pour y arriver. Il faut également avoir à l’esprit que toutes les stratégies de résistance sont légitimes Je pense au cas concret où la violence de genre est accompagnée de racisme. Quand nous parlons de violence contre les femmes, on pourrait penser que nous parlons uniquement de machisme, mais le racisme est une violence contre les femmes, le capitalisme est une violence contre les femmes. Les femmes, nous subissons toutes les formes de violence en même temps et de manière bien plus multiple que les hommes.
Donc, comme fait-on pour résister contre ce système de domination ?
Il y a des théories qui centrent leur analyse uniquement sur un point, les perspectives monofocales qui expriment que lorsqu’il n’y aura plus de genres, tout sera résolu ou quand il n’y aura plus de classes sociales, tout sera résolu, ou quand il n’y aura plus de racisme, tout sera résolu… Je pense, comme Patricia Hill Collins, que les violences comme formes de domination ne sont pas une matrice, mais un réseau. Donc, il changer de dynamique à partir de différents axes. Ce n’est pas évident, pour moi, de savoir comment construire autrement les relations, mais je suis assez convaincue que le changement passe par les dynamiques et non pas par le résultat immédiat, qui souvent n’est pas celui escompté. Je ne crois pas que seul la notion de genre contre le patriarcat puisse provoquer une quelconque chute.
Mais, si nous rompons avec la hiérarchie de genre, il sera possible de le faire avec toutes les autres.
On peut être en train de rompre une hiérarchie établie par le genre, en même temps que la hiérarchie de races peut paraître normale. La hiérarchie de classes peut paraitre terrible, mais la hiérarchie par orientations sexuelles peut sembler correcte. Nous sommes pleines de contradictions. J’aime beaucoup la pensée de Boaventura de Sousa Santos qui parle toujours du patriarcat, du capitalisme et du racisme comme des trois principaux axes de domination. Il affirme qu’ils vont effectivement ensemble et qu’ils se rétroalimentent. Que cela vaut la peine, à chaque fois, de regarder quel est l’axe émergeant. Et se fixer sur ce point ne veut pas dire qu’il faut aller vite et oublier toutes les autres luttes. Cela veut dire qu’à partir de nos luttes, nous avons à prendre en compte cet axe.
Je pense aux femmes réfugiées, aujourd’hui c’est le collectif le plus vulnérable, mais je ne sais pas si nous sommes en train de vraiment les prendre en compte comme il faut.
Est-ce que lorsque nous pensons à la lutte contre la violence machiste, nous pensons aux femmes réfugiées ? Non, nous imaginons que c’est un autre type de violence, mais ce sont également des femmes. Même si nous sommes des femmes, nous sommes des femmes blanches, en situation de pouvoir, et nous devons le prendre en compte. C’est toujours après qu’un collectif en ait fait la demande explicite que nous pouvons commencer à nous organiser/trouver des solutions. Je pense au débat sur le voile, à toutes les féministes noires. J’ai déjà écrit sur le fait qu’elles nous ont déjà demandé de ne pas mélanger les concepts, que ce n’est pas la même chose d’être une femme noire dans un contexte raciste qu’être femme dans un groupe hégémonique. Les féminismes, au pluriel, doivent bien plus prendre cela en compte, que ce qui a été fait jusqu’à présent.
De fait, maintenant, il y a des femmes issues du monde de la culture de masses et du showbiz, qui claironnent une sorte de féminisme dilué, qui convient au système de domination, bien plus qu’il ne représente une lutte.
C’est vrai que, souvent, on la sensation qu’on est en train de surfer sur un féminisme de surface et que, rarement, on arrive à un réel engagement, mais je pense que cela sert probablement à quelqu’un. Et si ce genre de message arrive là où n’arrive pas le mien ? J’ai le sentiment que chacune fait ce qu’elle peut et que l’ennemi est bien là, de l’autre côté. Par exemple, même si les quotas sont effrayants, je me rends compte qu’ils ont une fonction. À partir de mon expérience d’activiste contre l’islamophobie, quand je dis « si à cette conf, il n’y a pas de musulmanes, je n’y participe pas », les gens bougent et, ensuite, lors d’autres colloques, on pense à elles bien avant moi. C’est une question de résistance. Il semble que si on ne fait pas du forcing, rien ne change. Maintenant, cela dérange qu’il n’y ait pas de parité. Cela commence à changer.
Je publie aujourd’hui la traduction d’un article déjà ancien de Coral (2013). Il date plus ou moins de l’époque où j’ai, à la fois, découvert le concept de polyamour et compris, grâce à Coral, les dégâts que fait l’amour romantique sur nos relations.
Coral l’a écrit dans un contexte espagnol, puisqu’elle est de ce pays, et latino-américain car elle habite au Costa Rica. Mais, même si les exemples ou les contextes qu’elle présente s’y rattachent, l’ensemble de l’article peut s’appliquer partout.
En France, et dans d’autres pays francophones, il est beaucoup question de Pervers Narcissiques et jamais d’Amour Romantique. C’est le psychanalyste français Paul-Claude Racamier qui a parlé le premier de « perversion narcissique ». Le concept a été repris ensuite par le psychiatre et psychanalyste Alberto Eiguer, spécialiste du couple et de la famille, auteur de Le pervers narcissique et son complice, publié en 2004. Je me suis souvent interrogée, et je continue à le faire, à ce sujet. J’ai été perplexe, lorsqu’en mars dernier, j’ai assisté à un colloque au Sénat, sur le harcèlement moral dans la vie privée, où il était question de violences conjugales et le sujet principal semblait être les PN. Comme si c’était la seule réponse à une situation globale, qui touche une grande majorité de femmes.
Je ressens cela comme un écran de fumée qui empêche de voir clairement d’autres éléments présents dans notre société patriarcale, comme le machisme et l’amour romantique — dont parle Coral depuis bientôt 10 ans — qui sont responsables de violences contre les femmes.
En Espagne, les publications, ateliers, conférences et événements autour de l’amour romantique sont très fréquents, souvent maintenant aussi au niveau institutionnel (mairies, système scolaire, gouvernements autonomes…), tout comme les manifestations féministes, avec 5 millions de femmesdans les rues pour le 8 mars 2018, les récentes protestations contre la sentencede la « manada ».
L’amour romantique est l’instrument le plus puissant qu’il soit pour contrôler et soumettre les femmes, particulièrement dans les pays où elles sont des citoyennes à part entière et où elles ne sont pas, légalement, la propriété d’un homme. Ils sont nombreux à savoir mélanger la tendresse avec la maltraitance et provoquer ainsi une dépendance. Ils utilisent à loisir le binôme maltraitance/bienveillance pour énamourer à la folie et ainsi pouvoir dominer.
Kalimán, un proxénète mexicain qui explique comment il arrive à prostituer ses femmes, en est un bon exemple : il choisit les plus pauvres et celles qui sont le plus dans le besoin, de préférence celles qui souhaitent sortir d’un enfer familial, ou celles qui ont grandement besoin de tendresse parce qu’elles se sentent isolées socialement. Les autres macs suivent son scénario pas à pas : d’abord donner beaucoup d’amour, offrir beaucoup d’attention et de cadeaux pendant deux mois, en lui faisant croire qu’elle est la femme de sa vie et qu’elle aura toujours de l’argent pour se sentir comblée. Puis, il la laisse quelques jours dans un bordel, avec d’autres filles, en guise de « thérapie ». Si elle se révolte, si elle résiste, si elle se fâche, il la laisse toute seule. Il ne demande jamais pardon. Il la laisse souffrir jusqu’à ce qu’elle tombe à genoux. Le macho doit se maintenir droit, montrer du mépris, l’abandonner dans ses moments de plus grande colère et ne jamais croire aux larmes de sa femme. Avec cette technique, ils ont la certitude qu’elles accepteront ce qu’ils voudront et qu’elles feront le trottoir. La grande majorité ne sait pas où aller et, selon eux, une fois qu’elles goûtent au luxe, elles ne veulent plus retourner à la pauvreté.
Ce récit horrible est très fréquent un peu partout dans le monde. Non seulement de la part de proxénètes et de macs, mais aussi de la part de bien des amoureux ou des maris qui traitent les femmes comme des animaux sauvages qu’il faudrait dompter pour qu’elles soient fidèles, soumises et obéissantes. Beaucoup continuent à penser que les femmes sont nées pour les servir et pour les aimer. Et beaucoup de femmes le croient également.
« Par amour », bien des femmes acceptent des situations de maltraitance, d’abus et d’exploitation. « Par amour », elles s’accrochent à des mecs horribles qui au départ avaient l’air de princes charmants, mais qui, par la suite, les trompent, les arnaquent, profitent d’elles ou vivent à leurs crochets. « Par amour », elles supportent insultes, violences et mépris. Elles sont capables de s’humilier « par amour » et de revendiquer tout ce qu’elles font « par amour ». « Par amour », elles se sacrifient, elles se dévalorisent, elles perdent leur liberté, elles perdent leurs réseaux sociaux et affectifs. « Par amour », elles oublient leurs rêves et leurs objectifs, « par amour », elles entrent en compétition avec d’autres femmes et elles se fâchent avec certaines pour toujours, « par amour », elles peuvent tout abandonner.
Cet « amour », quand il arrive, les rend véritablement femmes, les dignifie, les fait se sentir pures, donne du sens à leur vie, leur donne un statut, les élève par-dessus de l’ensemble des mortels. Cet « amour » n’est pas seulement de l’amour, c’est aussi « ce qui les sauve ».
Les princesses, dans les contes de fée, ne travaillent pas, c’est le prince qui les entretient. Dans notre société, être aimée est synonyme de succès social ; le fait qu’un homme choisisse une femme lui donne de la valeur, la fait se sentir spéciale, la rend mère, elle devient une dame.
Cet « amour » les piège dans des contradictions absurdes : « je devrais le quitter, mais je ne peux pas parce que je l’aime/parce qu’avec le temps il changera/parce qu’il m’aime/parce que c’est ainsi ». C’est un « amour » basé sur la conquête et la séduction, sur une série de mythes qui rendent esclave, comme celui qui dit que « par amour, tout est possible », ou que « lorsqu’on trouve sa moitié, c’est pour toujours ». Cet « amour » promet beaucoup mais en fait, il remplit de frustration, enchaine à des êtres qui ont tout pouvoir sur les femmes, les soumet à des rôles traditionnels et les sanctionne si elles ne s’accordent pas aux canons établis pour elles.
Cet « amour » les rend, également, dépendantes et égoïstes, parce qu’elles utilisent des stratégies pour arriver à leurs fins, parce qu’on nous apprend que pour recevoir, il faut donner, et parce qu’il y a toujours l’espoir que l’autre abandonnera tout, comme elles le font. Cet « amour » ressenti est tel qu’il peut les transformer en êtres aigris qui font continuellement des reproches et des réclamations. Si leur « amour » n’est pas réciproque, elles se victimisent et font du chantage (« moi qui fais tout pour toi »). Cet « amour » les amène dans un enfer où leurs efforts ne sont pas correspondus, où quand ils sont infidèles, ou quand ils les quittent, elles se retrouvent seules au monde, loin des amitiés, de la famille et du voisinage, uniquement dépendantes d’un mec qui croit qu’il a du pouvoir sur elles.
Mais cet « amour » n’est pas de l’amour. C’est de la dépendance, c’est un besoin, c’est la peur de la solitude, c’est du masochisme, c’est une utopie collective, mais ce n’est pas de l’amour.
Nous aimons de manière patriarcale : c’est le romanticisme patriarcal. Un mécanisme culturel qui perpétue le patriarcat. Bien plus puissant que les lois : l’inégalité est blottie dans nos cœurs. Nous aimons à partir d’un concept de propriété privée et sur base de l’inégalité entre les hommes et les femmes. Notre culture idéalise l’amour féminin comme un amour inconditionnel, dévoué, zélé, soumis et fervent. On nous apprend à attendre et à aimer un homme avec la même dévotion que l’on croit en Dieu ou qu’on attend le Messie.
On nous a appris à aimer la liberté des hommes, mais pas la nôtre. Les grandes figures de la politique, de l’économie, des sciences ou de l’art sont des hommes, depuis toujours. Les hommes sont admirables dans la mesure où ils ont le pouvoir : ainsi, les femmes, qui n’ont pas de ressources financières ou de propriété, ont besoin des hommes pour survivre.
Les inégalités économiques, pour des raisons de genre, mènent les femmes à la dépendance économique et sentimentale. Les hommes riches semblent attirants parce qu’ils ont du fric et des opportunités, parce qu’on nous a enseigné depuis toutes petites que nous serons sauvées si nous nous marions. On ne nous apprend pas à lutter pour l’égalité, à avoir les mêmes droits, mais à être la plus belle et trouver quelqu’un qui puisse nous soutenir, qui nous aime et nous protège, même si pour cela nous devons ne plus avoir d’amies, même si cet homme est violent, désagréable, égoïste ou sanguin. L’exemple le plus clair est chez les « capos », les trafiquants de drogue : ils ont les femmes qu’ils veulent, tout comme ils ont les voitures, la drogue, la technologie qu’ils veulent. Ils ont tout pouvoir pour attirer des jeunes femmes esseulées et/ou sans ressources.
Cette inégalité structurelle qui existe entre les femmes et les hommes se perpétue à travers la culture et l’économie. Si nous avions droit aux mêmes ressources financières ou si nous pouvions élever nos enfants de manière communautaire, en partageant les ressources, nous n’aurions pas de besoins basés sur la nécessité, je pense qu’alors nous aimerions avec beaucoup plus de liberté, sans intérêts financiers au milieu. Et il y aurait beaucoup moins d’adolescentes qui croient que, parce qu’elles tombent enceintes, elles s’assurent l’amour d’un macho ou, tout au moins elles auront une pension alimentaire pendant vingt ans.
Les hommes apprennent également à aimer à partir de l’inégalité. Ce qu’ils apprennent en premier, c’est que lorsqu’une femme se marie avec eux, elle devient « ma femme », quelque chose comme « mon mari », mais en pire. Les mecs ont deux options : ou ils aiment à partir d’une position de mâle alpha ou bien ils se mettent à genoux devant une femme, en signe de soumission (c’est alors elle qui porte le pantalon). Les hommes semblent être à peu près satisfaits à partir du moment où ils se sentent aimés, car la tradition leur indique qu’ils n’ont pas à donner beaucoup de place à l’amour dans leurs vies, ni à permettre que les femmes envahissent tous leurs espaces, ni à montrer leur tendresse en public.
Mais tout cela se brise lorsqu’une femme souhaite la séparation et suivre son propre chemin. Dans notre culture, le divorce se vit comme un traumatisme, et les outils que les hommes ont à leur service face à cela sont peu nombreux : ils peuvent se résigner, déprimer, s’autodétruire (certains se suicident, d’autres se bagarrent à mort, d’autres conduisent à grande vitesse). C’est là que rentre en jeu la question de l’honneur, l’indicateur principal de la double morale : les hommes de manière naturelle poursuivent les femelles, les femmes doivent donc mourir assassinées si elles ne leur permettent pas d’arriver à leurs desseins. Pour les hommes traditionnels, la virilité et l’orgueil sont au-dessus de tout: il est possible de vivre sans amour, mais pas sans son honneur.
Des millions de femmes meurent tous les jours, sous couvert de « crimes d’honneur », des mains de leur conjoint, leur père, leur frère, leur amant, ou se suicident (poussées par les évènements (NdT) ou leur propre famille). Les motifs : parler avec un homme qui n’est pas leur conjoint, avoir été violée, vouloir se séparer ou divorcer. Une petite rumeur peut, à elle seule, tuer une femme. Et ces femmes-là ne peuvent pas survivre en dehors de leur communauté : elles n’ont pas d’argent, elles ne sont pas libres, elles ne peuvent pas travailler hors de chez elles. Elles ne peuvent pas s’échapper.
Même les femmes qui ont des droits peuvent se trouver coincées dans des relations conjugales ou sentimentales. La dépendance émotionnelle ne distingue pas les classes sociales, les cultures, les religions, l’âge ou l’orientation sexuelle. Nombreuses sont les femmes sur cette planète qui se soumettent à la tyrannie « de tout supporter par amour ».
Dans ce sens, l’amour romantique est un instrument de contrôle social, et également un anesthésiant. Il est vendu comme une utopie réalisable, mais, pendant que l’on marche vers elle, en cherchant la relation parfaite qui nous rendra heureuse, nous réalisons que la meilleure manière de s’accomplir, dans cette perspective, implique de perdre sa propre liberté, et renoncer à tout, pour maintenir la paix des ménages.
Dans cette harmonie supposée, les hommes traditionnels souhaitent des femmes bien sages qui les aiment sans rien demander (ou très peu) en échange. Plus ces femmes ont une estime d’elles-mêmes détériorée (par les hommes –NdT-), plus elles se victimisent, plus elles deviennent dépendantes. C’est ainsi qu’elles ont du mal à voir que l’amour n’a rien à voir avec la soumission, le sacrifice, ou le fait d’avoir à tenir le coup.
Le couple est le pilier fondamental de notre société. C’est pour cela que les impôts, l’église, les banques, etc., pénalisent les célibataires, en promouvant le mariage hétérosexuel. Quand il n’y a plus d’amour ou qu’il s’amenuise, nous le vivons comme un échec ou comme un trauma. Nous sommes complètement désespérées : nous ne savons pas comment prendre d’autres chemins, nous ne savons pas traiter avec tendresse la personne qui souhaite s’éloigner de nous. Nous ne savons pas gérer nos émotions : c’est pour cela qu’il y a souvent des menaces, des crises, des insultes, des reproches et des vengeances.
C’est pour cela, également, que tant de femmes sont punies, maltraitées et assassinées quand elles décident de se séparer et d’entreprendre un autre style de vie. La quantité d’hommes qui n’ont pas les moyens de se confronter à la séparation est encore plus grande ; puisque, depuis enfants, ils ont appris à être les plus forts et que les conflits se résolvent par la violence. Si ce n’est pas chez eux, c’est par la télé : leurs héros se font eux-mêmes justice en utilisant la violence, en imposant leur autorité. Les héros ne pleurent pas, sauf si c’est parce qu’ils ont atteint leurs objectifs (une coupe de foot ou exterminer des aliens).
Ce qu’apprennent les films, les contes, les romans, les séries, c’est que les copines des héros les attendent patiemment, les adorent et prennent soin d’eux, qu’elles sont disponibles pour leur donner de l’amour quand ils en ont le temps. Les filles dans les pubs offrent leur corps comme une marchandise, l’amour des gentilles petites femmes des films est un trophée au courage féminin. Les femmes bien ne quittent pas leurs conjoints. Les mauvaises femmes qui croient qu’elles peuvent faire ce qu’elles veulent de leur corps et de leurs sexualités, celles qui croient pouvoir diriger leur vie comme elles veulent, celles qui se révoltent terminent toujours par être punies (par la prison, la maladie, l’ostracisme social ou la mort).
Les mauvaises femmes ne sont pas détestées uniquement par les hommes, mais aussi par les femmes bien, parce qu’elles déstabilisent l’ordre « harmonieux », en prenant leurs propres décisions et en rompant leurs relations. Les médias présentent très fréquemment les cas de violences contre les femmes comme des crimes passionnels, et justifient les assassinats ou la torture par des expressions comme « ce n’était pas une personne tout à fait normale », « il avait bu », « elle était avec quelqu’un d’autre », « il est devenu fou quand il l’a appris ». S’il la tue, c’est « parce qu’elle a sûrement dû faire quelque chose ». La faute retombe toujours sur elle et c’est lui la victime. Elle a fait un faux pas et elle mérite être punie, lui mérite de la punir pour calmer sa douleur et reconstruire son orgueil.
La violence est une composante structurelle de nos sociétés inégalitaires, c’est pour cela qu’il est important de ne pas confondre amour et possession, comme il ne faut pas confondre la guerre et l’aide humanitaire. Dans ce monde où la force est utilisée pour imposer des mandats de genre et contrôler les personnes, où la vengeance est encensée comme mécanisme pour gérer la douleur, où les punitions sont utilisées pour corriger les déviances, où la peine de mort sert à conforter les offensés, il est d’autant plus nécessaire d’apprendre à bien s’aimer.
Il est vital de comprendre que l’amour doit avoir pour base la bienveillance et l’égalité. Pas seulement de la part de notre partenaire, mais en ce qui concerne la société tout entière. Il est fondamental d’établir de relations égalitaires où nos différences nous enrichissent et ne servent pas à nous soumettre. Il est également essentiel que les femmes ne vivent pas sujettes à « l’amour », ainsi qu’enseigner aux hommes à gérer leurs émotions pour qu’ils sachent contrôler leur colère, leur impuissance, leur peur et qu’ils comprennent que les femmes nous ne sommes pas des objets à leur disposition, mais des compagnes. De plus, il est extrêmement important de protéger les enfants qui souffrent, chez eux, des violences machistes, parce qu’ils sont exposés à l’humiliation et aux larmes de leur héroïne, leur mère, qu’ils doivent supporter les cris, les coups et la peur, parce qu’ils vivent dans la terreur (d’un père violent -NtD-), parce qu’ils deviennent orphelins, parce que leur monde est un enfer.
Il est urgent d’en finir avec le terrorisme machiste : en Espagne, plus de personnes sont mortes à cause de lui qu’à cause du terrorisme de l’ETA. Pourtant, les gens s’indignent bien plus devant ce deuxième, sortent manifester dans la rue contre lui et prennent soin de ses victimes. Le terrorisme machiste est considéré comme une affaire entre particuliers, qui ne touche que certaines femmes. C’est pour cela que beaucoup de personnes ne réagissent pas lorsqu’elles entendent des cris au secours, ne dénoncent pas, n’interviennent pas. Si on regarde les chiffres, on voit combien le personnel est politique, et également économique : la crise augmente la terreur, mais bien des femmes ne peuvent pas se séparer et le divorce coûte cher. C’est pour cela que, dans de nombreux cas, des femmes font marche arrière. Le prix d’un jugement, en Espagne, fait que beaucoup femmes n’imaginent même pas pouvoir porter plainte, car faire appel à la justice n’est possible que pour les riches.
Il est urgent de travailler avec les hommes (en prévention et en traitement) et de protéger les femmes ainsi que les enfants. Il faut que les femmes se sentent fortes, mais il est également nécessaire de travailler avec les hommes, sinon toute lutte sera vaine. Il est nécessaire de promouvoir des politiques publiques qui incluent une vision de genre, il est nécessaire que les médias aident à lutter contre cette forme de terreur qui est présente dans tant de foyers de par le monde.
Un changement social, culturel, économique et sentimental est nécessaire. L’amour ne peut plus se baser sur la notion de propriété privée, et la violence ne doit plus être utilisée pour résoudre les problèmes. Les lois contre les violences de genre sont très importantes, mais elles doivent être accompagnées d’un changement dans nos structures émotionnelles et sentimentales. Pour que cela soit possible, il faut changer notre culture amoureuse et promouvoir d’autres modèles qui ne sont plus construits dans l’intention de nous soumettre ou nous dominer. D’autres modèles féminins et masculins, qui ne soient pas basés sur la fragilité des unes et la brutalité des autres.
Nous devons apprendre à rompre avec les mythes, à nous défaire des impositions de genre, à dialoguer, à passer de bons moments avec les personnes qui font un bout de chemin dans notre vie, à nous unir et à nous séparer en liberté, à nous traiter avec respect et tendresse, à digérer les pertes, à construire de belles relations. Nous devons rompre avec les cycles de douleur dont nous avons hérité et que nous reproduisons inconsciemment. Nous devons nous libérer en tant que femmes, mais aussi en tant qu’hommes, du poids des hiérarchies, de la tyrannie des rôles imposés et de la violence.
Nous devons faire un travail sur nous-même afin que l’amour se répande et que l’égalité soit une réalité, bien au-delà des discours. C’est pour cela que ce texte est dédié à toutes les femmes et à tous les hommes qui luttent contre la violence de genre autour du monde : groupes de femmes contre la violence, groupes d’autoréflexion masculine, autrices/auteurs qui font des recherches et écrivent sur le sujet, artistes qui travaillent pour rendre visible ce fléau social, le politicien.ne.s qui travaillent pour promouvoir l’égalité, les activistes qui sortent dans la rue pour condamner la violence, des maîtres.ses et les professeur.e.s qui font un travail de sensibilisation dans les salles de classe, les cyberféministes qui cherchent des signatures pour rendre visibles les meurtres et font changer les lois, les leaders qui travaillent dans les communautés pour éradiquer la maltraitance et la discrimination contre les femmes. La meilleure manière de lutter contre la violence, c’est d’en finir avec les inégalités et le machisme : en analysant, en rendant visible, en déconstruisant, en dénonçant et en réapprenant autrement, ensemble.
Ilustration de Wuwei (Natàlia)*(Traduction à la fin de l’article)
Cela fait quelques temps que je lis ce que Natàlia écrit sur les « C ». Notamment sur son mur Facebook. Mais je n’ai jamais assisté à une des présentations ou ateliers qu’elle organise sur le sujet.
Voici qu’enfin, elle publie un texte sur ce thème et je suis vraiment contente de pouvoir le traduire, afin de partager ses idées avec le lectorat francophone.
Cet article est un résumé (très résumé) de la présentation « Mémoires d’une C », que j’ai proposée en novembre de l’année dernière et que j’ai répétée en janvier dernier, lors des 3e Jornades d’Amors Plurals (à Barcelone).
A et B ont une relation. B connaît C, A et B commencent à prendre des décisions au sujet de cette relation, mais ces décisions affectent également la relation entre B et C. Néanmoins, C n’en sera informée [1] à aucun moment. Lors des groupes de discussions, il s’agit souvent de donner son opinion sur A ou sur B, mais personne ne se demande comment se sent ou ce dont a besoin C. Finalement, une décision est prise et c’est fort probable que C ne sera informée que du verdict final. Au mieux, il lui sera possible d’exprimer son accord ou pas (sans plus de nuances). Lorsqu’il y a un « conflit » entre A et B à cause de l’existence de C, cette situation se présente fréquemment mais, il arrive également que C soit complètement effacée.
J’ai commencé à m’inquiéter pour les C (et pour toutes les autres lettres qui suivent), quand j’ai remarqué que, dans les groupes de discussion, il y avait des exemples de conflits entre A, B et C (lettres utilisées pour garder l’anonymat des personnes). C y était mentionnée, dès le début, comme « un problème », comme « un objet » et non pas comme « un sujet » : tout le monde y allait de son avis sur des aspects qui affectaient C, mais personne ne se posait la question de comment C se sentait ou de ce qu’elle pouvait souhaiter. On parlait de C mais pas avec C. À ce moment-là, je vivais moi-même une relation où je sentais que tout était défini par des éléments qui m’étaient extérieurs et que je n’avais pas de voix, ni de possibilité de comprendre, ni de droit à décider… et que mes émotions ou mes besoins étaient effacés ou méprisés.
La pensée monogame au-delà du couple
Les normes imposées par la pensée monogame, en ce qui concerne les relations romantiques et sexuelles, influencent tout type de relations. La manière dont nous devons être en lien se fait selon le statut relationnel (couple, amitié, etc) et chaque statut est placé à un niveau différent, formant des hiérarchies. Cette pensée génère une demande d’exclusivité pour le couple, et pas seulement d’ordre sexuel : cela touche quasiment tous les aspects de la vie. Il s’agit de la quantité de temps passé ensemble, des activités qui ne peuvent pas être partagées avec d’autres (comme les vacances ou l’éducation des enfants) ou, simplement, que cette relation soit reconnue en tant que telle. C’est cette reconnaissance qui nous aide à nous sentir appréciée et à valoriser chacune de nos relations et à « reconnaitre » notre existence dans la relation (sans cette reconnaissance, bien des aspects qu’elle nous apporte sont facilement effacés, et la possibilité d’engagement et de prendre soin ne sont pas reconnus). Cette reconnaissance n’existe que dans le cas des relations de couple.
Malgré toute la violence qu’il peut y avoir dans une relation de couple, elle bénéficie d’un privilège social. À travers des demandes d’exclusivité, spécialement celle de la reconnaissance, une hiérarchie s’installe entre les relations. Cela permet d’établir des « normes », imposées par cette relation, sur les « autres » relations. Lesdites relations finissent par être dominées par les couples, sans qu’elles aient leur mot à dire. J’en profite pour préciser que hiérarchie et importance ou priorité ne sont pas du même ordre : avoir différentes relations dans des ordres différents d’importance ou de priorité ne veut pas dire qu’il s’agit de hiérarchie. Il est tout à fait possible d’avoir des relations à différents degrés d’importance ou de priorité, ou bien dans lesquelles ce qui est partagé est totalement différent, sans que cela n’implique que ces personnes n’aient pas leur mot à dire sur ce qui les affecte.
Cette pensée monogame efface également des liens, des émotions et des violences. Cela a pour effet que, lorsque l’on parle de « relation », tout le monde comprend « relation de couple », que dès que l’on mentionne des « sentiments » par défaut, on pense à ceux d’ordre « romantique » ou bien encore, si nous parlons de « violences de genre », ou de « maltraitances », il est habituel de penser d’abord aux violences conjugales, effaçant ainsi tous les autres types de relations qui existent en dehors du couple. C’est ainsi qu’il est fréquent de prêter plus attention aux émotions qui viennent de la relation de couple qu’à celles de tout autre relation (niant ainsi toute possibilité d’accompagnement émotionnel ou même empêchant les personnes de s’exprimer à ce sujet).
Cette pensée peut se reproduire lorsque nous parlons de nos relations comme « sexo-affectives », ou sans les nommer clairement, car cela implique la possibilité de les hiérarchiser. En effet, plus une relation est « amoureuse/romantique » ou/et « sexuelle », plus elle a tendance à être placée en haut de l’échelle des hiérarchies. C’est également le cas lorsqu’il y a une relation « de couple » avec plus de deux personnes [2], ou dans les relations non monogames, quand il y a un « couple principal » et des relations secondaires. Par ailleurs, il est également possible de construire des relations hiérarchisées pour d’autres raisons que l’amour romantique ou le sexe.
Violence monogame
Cette violence s’exprime de différentes façons selon le type de relation : il y a celle qui se produit dans les relations de couples, mais il y en a d’autres qui se produisent sur les autres relations, et qui se basent, par exemple, sur le fait de les effacer du paysage. Par exemple, quand une relation n’est pas reconnue, que des expressions stéréotypées sont utilisées, comme « l’autre », « l’amante » (concepts qui indiquent une altérité), ou que l’on les considère comme « seulement » des relations amicales (en les plaçant, de fait, à un niveau inférieur). Violence qui fait qu’il y a comme intention que C ne soit « rien, ni personne » pour ne pas « fâcher » A ou B, qui est en couple et avec qui on est en relation, ou que C ne soit pas entendue lorsqu’elle exprime un certain inconfort dans la relation, ou que les soucis de A ou B soient toujours une priorité, quels qu’ils soient et quel que soit le contexte.
Les personnes qui peuvent se sentir les plus touchées par ce genre de violence sont celles qui sont traversées par d’autres structures (comme le machisme, l’hétérosexisme, le racisme, le classisme, la psychophobie, etc.) De plus, certaines personnes avec beaucoup de privilèges peuvent profiter de la situation et la retourner à leur profit, car s’il s’agit de relations peu impliquantes, ces personnes peuvent conserver tranquillement leurs privilèges, sans avoir à donner de leur temps, à prendre soin des autres ou à s’engager.
Rompre avec la pensé monogame
Le consumérisme relationnel fait que nous nous retrouvons souvent dans une situation vulnérable. Le couple semble être le seul refuge possible dans une société patriarcale, capitaliste et agressive, spécialement pour les personnes traversées par la violence structurelle[3]. Souvent, ce fait est signalé, mais le manque de préoccupation et de soin en dehors du couple (ou de certain type de relations ou de hiérarchies) y est oublié. Il n’est pas considéré comme un des problèmes importants, laissant ainsi la porte ouverte à la reproduction du même modèle de couple, présenté comme la « solution » à tous les maux.
Rompre avec la monogamie ne devrait pas « seulement » vouloir dire : rompre avec une pensée qui ne nous autorise pas à avoir plus d’un « couple » ou à avoir des relations sexuelles avec d’autres. Cela ne devrait pas, non plus, « seulement » impliquer comment le faire, sans nous faire mal entre couples ou partenaires sexuelles. Selon moi, rompre avec la monogamie, c’est aller jusqu’à la racine du problème : c’est rompre avec cette hiérarchie constante, l’objectivation qui efface les liens, le prendre soin de l’autre et les engagements, tout comme les violences ou la maltraitance. À mon sens, rompre avec la monogamie veut dire apprendre à être plus conscientes des « autres » : de toutes les personnes avec qui nous sommes en lien, mais également celles qui le sont avec nos relations. Nous avons toutes le droit d’être reconnues, d’avoir de l’affection, des soins et pouvoir « être ».
Je n’ai pas d’opinions, ni de souhaits, ni de besoins ou de volonté.
Ma relation n’est pas reconnue
Je ne peux pas participer aux processus de prise de décision sur les aspects qui me concernent
Je suis invisibilisée.
[1] Comme il est d’usage dans les milieux non monogames féministes en Espagne, l’autrice de cet article utilise le féminin de manière générique, c’est-à-dire qu’il s’adresse à tout le monde. NDT
[3]« …ce concept est apparu dans les écrits scientifiques pour la première fois en 1969 dans la théorie de la paix élaborée par Johan Galtung. Cette théorie présente la violence comme l’écart entre une situation réelle et une situation potentielle, où les besoins de certains groupes ne sont pas comblés, alors que les ressources sont présentes de façon suffisante pour les satisfaire » in Analyser la violence structurelle faite aux femmes à partir d’une perspective féministe intersectionnelle de Catherine Flynn, Dominique Damant et Jeanne Bernard. NDT https://www.erudit.org/fr/revues/nps/2014-v26-n2–nps01770/1029260ar.pdf
Pikara Magazine est une revue digitale féministe espagnole. Cet article vient de la section de publication libre de Pikara, dont l’objectif, comme son nom indique, est de promouvoir la participation des lectrices et des lecteurs.
Il arrive, très souvent, qu’on retrouve énormément d’attitudes machistes dans des espaces féministes mixtes, dans lesquels les femmes devraient se sentir plus à l’aise et tranquilles qu’ailleurs. Quand le polyamour, dans ce même espace féministe, rencontre le machisme, cela très mal finir. C’est en grande partie parce que nous ne voyons pas venir les féminimacs (nom donné, en Espagne, à un homme qui se dit féministe, mais derrière qui se cache un machiste) et qu’ils se permettent des comportements (dans un réseau affectif polyamoureux, régit par leurs privilèges) que nous qualifierions immédiatement de machistes dans une ambiance non féministe. Combien de fois ne nous sommes-nous pas trouvées embarquées [1] dans un réseau affectif polyamoureux dans lequel, comme par hasard, il y a un homme central autour duquel circulent des femmes ? Une relation polyamoureuse peut très bien se passer si tant est que chacun prenne soin des autres, qu’il y ait une bonne communication entre tout le monde et que la relation de pouvoir soit horizontale [2].
Au sujet de la communication, bien plus de facteurs entrent en jeu dans une relation polyamoureuse que dans une relation monogame. Parmi eux, deux éléments très importants : il n’existe pas de références culturelles pour les relations polyamoureuses, et ce type de relation peut faire naître un bien plus grand nombre d’insécurités qu’une relation à deux. Ici, je vais particulièrement m’arrêter sur ce premier point. En effet, souvent, nous partons de zéro dans la construction de ces réseaux affectifs. Nous avons juste quelques livres, des articles ou des expériences racontées par un certain nombre de personnes. De plus, comme il s’agit de relations hors normes, il y a une terrible méconnaissance de la façon dont il est possible de créer des relations saines dans la configuration polyamoureuse. La meilleure manière de résoudre ce souci est d’avoir une très bonne communication entre tout le monde et cela ne signifie pas, à mon sens, d’uniquement exprimer ses insécurités, sensations et impressions. Je pense qu’il est également très important de communiquer à l’autre quelles sont nos intentions pour la relation. C’est ainsi que je souhaite reprendre l’idée de Thomas A. Mappes sur le consentement volontaire et informé [3]. Il part de l’idée qu’un échange fluide d’informations est nécessaire pour ne pas utiliser une personne sexuellement. C’est ainsi que, dans les relations polyamoureuses, afin de ne pas tomber dans une utilisation sexuelle des autres personnes, il est nécessaire de communiquer ses intentions, qu’il s’agisse d’une relation sexuelle occasionnelle ou d’une relation sexo-affective prolongée.
Le thème du « prendre soin » [4] est intimement lié à celui de la communication, car communiquer c’est également prendre soin. Chaque personne est différente, et si nous en tenons compte au moment d’établir des relations polyamoureuses, nous aurons aussi à l’assimiler en prenant soin de ces relations. Les personnes avec qui nous établissons des liens sont différentes de nous et différentes entres elles, ce qui fait que chacune aura besoin que l’on prenne soin d’elle de manière différente. La communication est indispensable, afin de connaître leurs attentes dans la relation, de savoir de quelle manière elles souhaitent que l’on prenne soin d’elles, comment elles se sentent, comment sont leurs rythmes, ce qu’elles aiment ou pas, comment elles pensent s’investir dans la relation, etc. Il est également nécessaire d’expliquer ce dont on a soi-même besoin, nos impressions, ce que l’on peut apporter ou pas, ce que nous aimons ou pas. Je comprends aisément que cela ne soit pas facile, d’autant plus que l’on nous a toujours dit que les sentiments sont quelque chose d’intime et de privé qu’il faut garder pour soi. Même ainsi, c’est vraiment quelque chose qu’il est nécessaire de travailler afin de nous déconstruire et la meilleure manière d’y arriver, c’est avec un entourage sûr, avec des personnes qui nous transmettent précisément cela : un sentiment de sécurité.
Finalement, en ce qui concerne l’horizontalité, je voudrais apporter ma note personnelle avec une citation du livre L’insoutenable légèreté de l’être, dans lequel Tereza (une des protagonistes) raconte à Tomas (avec qui elle a une relation ouverte), qu’elle a fait de lui. Ce rêve pourrait décrire parfaitement ce qui m’est venu à l’esprit alors que je vivais une relation polyamoureuse très mal gérée, dans laquelle l’homme se trouvait au centre et décidait de la destinée de chacune des femmes. Et c’est dans ce genre de configuration que peut surgir la grande majorité des problèmes :
« C’était une grande piscine couverte. On était une vingtaine. Rien que des femmes. On était toutes complètement nues et on devait marcher au pas autour du bassin. Il y avait un grand panier suspendu sous le plafond, et dedans il y avait un type. Il portait un chapeau à larges bords qui dissimulait son visage, mais je savais que c’était toi. Tu nous donnais des ordres. Tu criais. Il fallait qu’on chante en défilant et qu’on fléchisse les genoux. Quand une femme ratait sa flexion, tu lui tirais dessus avec un revolver et elle tombait morte dans le bassin. À ce moment-là, toutes les autres éclataient de rire et elles se mettaient à chanter encore plus fort. Et toi, tu ne nous quittais pas des yeux, et si l’une d’entre nous faisait un mouvement de travers tu l’abattais. Le bassin était plein de cadavres qui flottaient au ras de l’eau. Et moi, je savais que je n’avais plus la force de faire ma prochaine flexion et que tu allais me tuer ! » [5]
Comme nous l’avons vu ci-dessus, la communication, le « prendre soin » et l’horizontalité sont les trois piliers du polyamour et ils doivent concomitants. Quand je parle d’horizontalité, je fais référence au fait que les différentes personnes faisant partie de la relation doivent être dans la même situation et il ne peut pas y avoir une asymétrie de soins ou d’informations. Peut-être que c’est l’aspect le plus compliqué, car il implique le besoin de se retrouver dans une situation équilibrée par rapport au reste des personnes inclues dans le réseau affectif polyamoureux, mais il est vraiment nécessaire.
Pour arriver à cette horizontalité, nous devons prendre en compte un certain nombre de choses. Pour commencer, le patriarcat. Cela nous échappe parfois : le polyamour doit absolument inclure une perspective de genre. Nous ne pouvons pas penser que, dans une relation polyamoureuse, les hommes et les femmes sont au même niveau. Les hommes hétérosexuels ont toute une série d’attitudes et de comportements machistes bien ancrés et, même s’ils faisaient un grand travail de déconstruction, il leur serait bien difficile de changer. C’est ainsi que, dans un réseau affectif polyamoureux, il est très facile que l’homme, avec ses privilèges, se retrouve au centre et choisisse avec qui il couche et avec qui non, pendant que les femmes adoptent une attitude soumise et passive. Que se passe-t-il, alors, aves les « féminimacs » ? Ça peut être plus compliqué à repérer parce qu’ils sont souvent très subtils, qu’en ce qui concerne le polyamour, ils vont faire le célèbre « mansplaining [6] », « en prenant les rênes de la relation » avec l’excuse que c’est eux qui savent et agissant ainsi de manière paternaliste et privilégiée.
L’autre problème, c’est que les femmes ont également, comme les hommes, intériorisé certains comportements machistes. On nous a enseigné, depuis toujours, des attitudes comme la soumission à l’homme, ou la culpabilité… Et ceci joue vraiment beaucoup en notre défaveur, car bien des problèmes dans ce type de relations viennent de la jalousie et, si ces problèmes ne sont pas bien gérés, il n’y a plus d’horizontalité.
Il faut faire attention avec les situations comme celle dont je viens de parler, où l’homme est au centre d’un axe central autour duquel gravite le reste des femmes. Car il peut manipuler les femmes de manière consciente ou inconsciente, et c’est ainsi que la femme finira par se sentir coupable d’être jalouse des autres femmes, quand en réalité cette jalousie est probablement le fruit d’un manque de communication et d’une accumulation d’insécurités provoquées par l’homme lui-même.
Un autre aspect à prendre en compte, c’est celui des liens émotionnels et c’est bien la part qui m’est la plus douloureuse. Nous devons être très prudentes et ne pas nous relâcher quand nous souhaitons avoir des relations sexo-affectives avec un homme. Nous ne devons, à aucun moment, enlever nos « lunettes violettes », celles que nous mettons lorsque nous apprenons ce qu’est le féminisme, parce que lorsque nous sommes en relation avec quel que soit l’homme, il va reproduire des comportements machistes, même implicites. Le fait d’avoir un lien émotionnel, dans le cas d’une relation sexo-affective, peut faire que nous nous voilons la face et que nous n’arriverons pas à voir ces attitudes machistes.
Pour finir, il n’y pas de formule pour éviter qu’un réseau affectif polyamoureux ne se transforme en quelque chose de nocif et toxique mais, tout au moins, nous pouvons savoir d’où viennent les dangers que nous pouvons rencontrer, afin d’essayer de les éviter. De plus, il est indispensable de ne pas oublier la position de privilège qu’ont les hommes hétérosexuels, pour envisager d’élaborer, comme je l’ai dit auparavant, une bonne pratique du polyamour avec une perspective féministe.
____________________________________________
[1]Comme il est d’usage dans les milieux non monogames féministes en Espagne, l’autrice de cet article utilise le féminin de manière générique, c’est-à-dire qu’il s’adresse à tout le monde.
[5] Milan Kundera, L’insoutenable légèreté del’être, Gallimard, 1984.
[6]Le « mansplaining » désigne la situation où un homme (en anglais « man ») se croit en devoir d’expliquer (en anglais « explain ») à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, généralement de façon paternaliste ou condescendante. Wikipedia
Traduction: « Nous sommes en train de construire des espaces féministes ». Assemblea de Dones Feministes de Gràcia
Début décembre, j’ai participé à la 2ème rencontre sur les non-monogamies des pays catalans : Eixams (« Essaims », en français). Comme je le dis souvent, les seuls espaces que je considère « safe »[1] que je connaisse, concernant les non-monogamies, sont ceux organisés par l’Eixams et par Amors Plurals, en Catalogne. Ce qui ne veut pas dire que toutes les toutes les personnes qui y participent sont « safe », mais que l’espace l’est, parce que l’équipe organisatrice fait tout pour que cela soit ainsi. Je constate, dans la société catalane, une prise de conscience et des actions féministes efficaces, qui existent depuis bien plus longtemps qu’en France.
Lors de cette rencontre, différents ateliers, groupes de parole ou présentations, « Qui portent sur un des 4 axes principaux d’Eixams[2] sont proposés sous la forme d’un tableau horaire, sur les trois jours, à compléter par qui souhaite prendre en charge une activité. L’organisation se réserve le droit de superviser le contenu des activités afin d’assurer leur conformité aux principes éthiques et aux objectifs de l’événement.
Sur la plage web de l’événement, l’organisation [3] publieun code de conduiteque tout le monde doit lire et approuver avant de s’inscrire, qui est affiché pendant tout le temps de l’événement et auquel on se rapporte dès qu’il y a un dysfonctionnement. J’ai été témoin de comment, à plusieurs reprises, des membres de l’équipe organisatrice intervenaient pour rappeler certains aspects du code de conduite qui n’étaient pas respectés, comme, par exemple, le fait de prendre des photos sans consentement préalable.
La veille du dernier jour, j’ai été victime d’une agression verbale, et également témoin de comment celle-ci a été gérée par l’équipe organisatrice et de combien cela m’a été psychologiquement extrêmement bénéfique. Je voulais partager mon expérience, parce que suite mon intervention lors de la 2e conférence sur les non-monogamiesà Vienne, des personnes m’ont approchée ou m’ont écrit pour me demander des conseils pour rendre ces relations et ces espaces libres de violences.
L’agression verbale :
Dès le premier jour de l’évènement, sur le tableau horaire, j’avais proposé une activité non mixte, intitulée « thérapie féministe » et portant sur les violences faites aux femmes, qui devait avoir lieu le dernier jour.
Le soir de la veille dudit évènement, alors que je me reposais sur mon lit, dans une chambre partagée avec 5 autres personnes, vers 22h30, un couple qui dormait dans la même chambre est arrivé, parlant fort, et a commencé à m’interpeler au sujet de mon activité du lendemain, me reprochant le fait qu’elle soit non mixte et me demandant si j’étais informée du fait que les hommes aussi pouvaient subir des violences de la part d’une femme. Il s’en est suivi une discussion où j’ai présenté le plus calmement possible les raisons pour lesquelles l’activité était non mixte, que la décision avait été prise en accord avec l’organisation et indiqué que j’étais parfaitement au courant que les hommes pouvaient eux aussi être victimes d’agressions. Je passerai sur les détails de l’échange verbal, mais cela m’a secouée, car je ne m’y attendais pas en ce lieu, que je pensais sécure. L’homme est parti excédé, la femme est restée et j’ai pu lui dire clairement[4] que :
Ils avaient envahi mon espace personnel.
Je me sentais agressée par leurs propos.
Je me reposais à leur arrivée et j’en avais vraiment besoin, donc je lui demandais de quitter la chambre.
Puis je suis restée assez bouleversée par ce que je venais de vivre, à essayer de comprendre ce qui s’était passé, quand j’ai entendu la voix d’une des organisatrices dans le couloir et je suis sortie pour lui dire que j’avais besoin de lui parler.
Écoute et prise en charge :
Après m’avoir écoutée, elle a tout de suite réagi en posant des mots qui m’ont fait beaucoup de bien : « C’est grave. Il s’agit d’une agression verbale, qui rompt avec le code de conduite et va à l’encontre d’un espace féministe où le fait de réaliser une activité non mixte ne doit pas être remis en cause ». Propos suivis immédiatement d’une question : « De quoi as-tu besoin ? » et de proposition concrètes : « Est-ce que tu veux aller te reposer ailleurs ? Tu veux choisir quelqu’un pour te tenir compagnie pendant que je présente ce qu’il vient de se passer à l’équipe organisatrice ? On va ensuite prendre des décisions, dont tu seras, bien sûr, informée, et sur lesquelles tu pourras donner, à tout moment, ton avis.».
Une amie est donc venue me rejoindre dans la chambre et, environ une demi-heure après, j’ai été appelée par l’équipe organisatrice. Ensemble nous avons décidé que deux femmes de l’organisation iraient parler avec le couple, pendant que je restais à l’écart, dans un espace inaccessible pour eux, accompagnée de deux amies, et que ces femmes allaient les informer que :
Ils avaient commis une agression verbale qui rompait avec le code de conduite.
Pour ma tranquillité, ils devaient aller dormir dans une autre chambre, éloignée de la mienne.
Qu’ils ne pouvaient pas aller dans les espaces communs proches de ma chambre, ni être à ma table dans le réfectoire, ni participer aux mêmes activités que moi ou à celles que j’organiserai.
Qu’une décision serait prise le lendemain sur le fait qu’ils pourraient continuer à participer ou pas aux rencontres organisées par l’Eixams.
Le couple, qui étaient venu en voiture, a finalement pris la décision de partir à 1 heure du matin.
Le lendemain, lors de l’activité de clôture de la rencontre, l’équipe organisatrice a expliqué la situation à l’ensemble de personnes présentes, a donné les noms des agresseur.e.s et également mon nom, cela à ma demande, car ils m’avaient proposé de ne pas le donner si tel avait été mon souhait. Il a été spécifié que leur participation à d’autre événements n’allait plus être possible.
Bénéfices psychologiques :
Grâce à cette prise en charge, qui m’a semblé en tout point exemplaire et que je n’avais jamais vécue auparavant, je me suis immédiatement sentie bien et en sécurité. J’ai pu rapidement exprimer ce que j’avais vécu et ressenti, non seulement à une personne de l’organisation, mais également à une amie proche et j’ai été non seulement crue, mais mes propos ont été validés par des mots justes et réconfortants, ainsi que par des actions rapides et efficaces.
La situation a été prise en charge par des personnes compétentes, sans que je doive m’occuper de quoi que ce soit et mon avis a été en tout temps sollicité et pris en compte.
L’ensemble des participant.e.s a été mis au courant et a connu le nom des personnes impliquées.
Contrairement à d’autres agressions que j’ai pu subir dans mon existence, cette prise en charge remarquable a fait que je n’ai pas été mentalement envahie par des questionnements, des doutes, des remises en question, des ruminations, des angoisses, des peurs, de la culpabilité ou autres mécanismes qui se mettent en place en cas de violences.
Nécessité de chartes, de codes de conduites et de protocoles féministes :
Tout cela n’a été possible que parce que toutes les personnes de l’équipe organisatrice avaient un positionnement clair et homogène, grâce à l’existence de textes écrits et de stratégies déjà mises à l’épreuve dans d’autres contextes. Elles m’ont expliqué qu’elles s’étaient inspirées de protocoles féministes déjà existants pour en rédiger un pour l’évènement.
J’ai été ainsi informée du fait qu’il existe depuis quelques années, en Catalogne, des protocoles féministes mis en place lors d’évènements comme des manifestations mais également des fêtes populaires. Que toutes les municipalités catalanes ont une Commission des Droits Humains et de l’Égalité des sexes, dirigée par une conseillère, que la plupart d’entre elles ont un plan local de lutte contre les violences de genre et certaines ont mis en place un protocole féministe pour lutter contre les violences faites aux femmes.
J’ai donc fait une recherche sur Internet au sujet de ces plans de lutte et protocoles qui feront l’objet d’un autre article sur ce blog et qui pourront être repris afin qu’ici en France, les espaces mixtes soient sécures et que toute agression soit immédiatement prise en charge de manière compétente et efficace.
[1]Quitte à ce que mes propos déplaisent, mais ils n’engagent que moi, je tiens à préciser qu’aucun espace poly ou non monogame, en France, auquel j’ai participé (ni, à priori, ceux dont on m’a parlé), ne m’a paru être réellement « safe ». Je parle également de ceux que j’ai essayé d’organiser de manière la plus « safe » possible, pendant deux ans, avec force chartes et précautions. Malgré toute ma prudence et toute ma vigilance, je sais qu’il y a eu des personnes qui y ont participé dans d’autres intentions que d’échanger des propos et des questionnements personnels sur les relations non monogames consensuelles, et j’ai eu à faire à des prises de parole problématiques ou invasives et certaines interventions agressives, très difficiles à gérer toute seule. Il y a eu aussi la participation clandestine d’une apprentie journaliste qui a publié par la suite un article, soi-disant satirique, sur le sujet. C’est la raison pour laquelle j’ai arrêté d’organiser des groupes de parole à la fin de cette année. C’est également pour cela que je vais (re)commencer à organiser des groupes non mixtes, en 2018, pour ma tranquillité personnelle et celles des participantes, comme je l’avais fait initialement avec un filtrage, une charte encore plus précise et un protocole féministe inspiré de ceux mis en place par les catalanes.
[2]Traduction de la présentation des 4 axes, sur la page d’accueil de l’événement (tout est rédigé au féminin, comme j’ai pu l’observer dans bien des espaces féministes catalans, même mixtes) :
Axe thématique principal : La diversité affective sous ses diverses formes, entendue dans le cadre des non-monogamies éthiques, ainsi que de ses pratiques et ses activismes.
Axe féministe : Eixams est un événement qui s’inscrit dans une perspective intersectionnelle qui met l’accent sur les luttes féministes, antipatriarcales et LGBTI+. Nous proposons de faciliter une place d’apprentissage pour comprendre les privilèges de classe, de genre, d’orientation et d’identité sexuelle, de migration, d’ethnie et autres. Nous tenons à ce que cet espace soit le plus sûr possible pour toutes les participantes et il en va de la responsabilité de toutes. Nous nous basons sur la compréhension et la pratique active du concept de consentement de la part de de chaque personne qui y participe et, par conséquent, nous avons élaboré un code de conduite que toutes les participantes doivent explicitement respecter.
Axe de la langue et du territoire : Eixams a comme cadre de référence territoriale les Pays Catalans. Dans de cet axe le but est double : renforcer la langue catalane et faire apparaitre les non-monogamies sur la carte des activismes du territoire.
Axe économico-social : Eixams est un espace anticapitaliste et écologiste, tout particulièrement sur les questions de de la recherche de formes d’organisation économiques, sociales et familiales alternatives à celles imposées par l’économie actuelle, et la recherche de formes de consommation respectueuses.
[3]Composée cette année de trois femmes et deux hommes.
[4] J’ai utilisé la technique des trois phrases apprise pendant deux formations d’auto-défense féministe, la première avec l’associationGarance à Bruxelles et l’autre avec l’association Loreleï à Paris. Elle consiste à s’exprimer trois phrases courtes et précises :
1re phrase : décrire le comportement dérangeant
2e phrase : décrire le sentiment que ce comportement provoque chez nous
Ce blog « reprend vie » après un long silence. J’ai été prise par la préparation de ma présentation pendant la 2nd Non-Monogamies and Contemporary Intimacies Conferencedébut septembre, puis par la rentrée, ensuite par le mouvement #metoo et enfin par ma participation au 2eEixams, début décembre, dont je parlerai très bientôt.
J’avais commencé à traduire cet article de Coral Herrera Gómez dès sa parution, puis il est resté bien au chaud quelque part dans le disque dur de mon ordinateur. Les vacances de fin d’année et une baisse de travail en début d’année me donnent, et me donneront, le temps de continuer mes traductions et publications.
C’est le 3ème article de Coral que je traduis ici et le 5e que je traduis. J’apprécie beaucoup ce qu’elle écrit. Elle a été la première autrice à me faire prendre conscience des dégâts provoqués par les mythes de l’amour romantique et par la pensée monogame. Elle m’a également permis de me rapprocher de la pensée féministe, puis de revendiquer mon appartenance au féminisme.
Pourquoi les hommes patriarcaux mentent-ils ? Pourquoi séduisent-ils les femmes avec des promesses d’avenir et fuient quand ils les ont conquises ? Pourquoi pensent-ils que c’est normal, voire nécessaire, de cacher des informations à leur conjointe, mais ne supportent pas qu’elle fasse de même ? Pourquoi défendent-ils autant leur liberté mais limitent celle de leur compagne ?
Pourquoi un homme peut être quelqu’un de bien avec tout le monde, sauf avec sa femme ? Pourquoi les clubs de strip-tease sont-ils plein d’hommes mariés, tous les jours de la semaine ? Pourquoi y-a-t-il certains pays où je sais qu’il est habituel que les hommes aient deux ou trois familles parallèles [1], alors qu’ils ont juré devant l’autel de l’église ou devant le maire d’être fidèles à leur partenaire officielle ?
En amour comme à la guerre, tous les coups sont permis, mais c’est la bataille la plus importante de la guerre des sexes. Le régime hétérosexuel se base sur une répartition des tâches dans laquelle les hommes sortent toujours gagnants : ils imaginent et imposent les normes que les femmes doivent suivre. Ils veulent la monogamie, jurent fidélité, promettent la sincérité et, à la moindre opportunité, changent les règles du jeu et s’emberlificotent dans de nombreux mensonges.
Ces mensonges sont intimement liés à la masculinité patriarcale. Tromper et trahir les pactes acceptés est la conséquence directe du fait de signer un contrat dans lequel, apparemment, nous partons sur une base de conditions égales, mais qui est fait, en réalité, pour que nous soyons fidèles et nous attendions sagement à la maison pendant qu’eux font ce qu’ils veulent dehors. La monogamie est donc un mythe qui a été créé pour nous, très utile pour maintenir le lignage paternel et la transmission du patrimoine et encore bien plus utile pour nous domestiquer et nous enfermer dans l’espace domestique.
Dans la bataille de l’amour hétéro, le pacte est : « Je n’ai pas de relations sexuelles en dehors de notre couple donc, toi non plus ». Il s’agit de définir des limites pour tous les deux et de renoncer à la liberté sexuelle ou, encore mieux : faire en sorte qu’elles pensent qu’eux aussi s’engagent à respecter cette auto-imposition. Mais non : les stratégies font que les femmes s’autocensurent, alors qu’eux font ce dont ils ont envie, en sachant qu’ils bénéficient d’une impunité relative et qu’ils seront pardonnés.
Dans cette guerre des sexes, ils arrivent armés jusqu’aux dents, alors que les femmes sont démunies et amoureuses. Ils ont un jeu d’avance et ils gagnent pratiquement à tous les coups : la double morale nous désigne comme fautives et eux sont toujours pardonnés. Pour pouvoir profiter de la diversité sexuelle et amoureuse typique de ce que le mâle recherche les hommes savent qu’ils doivent défendre leur liberté pendant qu’ils mettent des limites à celle de leur partenaire. Et pour y arriver, ils font des tas de promesses, mentent beaucoup, trompent et trahissent leurs ennemies.
Car les femmes ne sont jamais vraiment des compagnes : ils les considèrent comme des adversaires qu’il faut séduire, domestiquer et maintenir dans la tromperie de l’amour romantique et des bontés de la famille patriarcale.
La double morale du patriarcat permet que les hommes puissent avoir une double vie : une en tant qu’adultes responsable et une autre en tant que gamins menteurs qui n’assument jamais les conséquences de leurs actes. Les hommes comprennent vite qu’ils peuvent abuser de leur pouvoir car le marché de l’amour est plein de femmes qui ne demandent qu’à être aimées. De la même manière que les grands patrons abusent de leurs employé.e.s parce que la main d’œuvre abonde, et qu’il y a un réel besoin de travailler, malgré de faibles salaires ; les hommes patriarcaux savent qu’ils peuvent mentir et profiter de très nombreuses femmes avec une très faible estime de soi et qui ont besoin d’amour. Les mêmes qui préfèrent supporter mensonges et tromperies, plutôt qu’être seules et qui, rarement, voient cette manière de les traiter comme de la maltraitance. Ce qui veut dire qu’il est difficile de se rendre compte que ces comportements sont violents, parce que cette violence est normalisée dans notre culture patriarcale.
Toutefois, les hommes patriarcaux considèrent qu’ils sont de bonnes personnes. La duperie fait partie des stratégies guerrières, c’est pour cela que trahir et mentir aux femmes avec qui ils sont en relation ne les fait en aucune manière se sentir comme des traitres ou des menteurs. C’est juste une façon de dominer et d’être en relation avec l’ennemie. Et quand l’ennemie est une femme, il n’y a pas de normes, ni principes ni éthique qui vaillent : dans la culture machiste, toute stratégie est bonne à prendre. L’objectif sera toujours celui de soumettre les femmes, afin de vivre mieux à leur dépend, de sauvegarder l’honneur et d’augmenter leur prestige devant les autres hommes.
C’est la raison pour laquelle l’honnêteté n’existe pas chez les hommes patriarcaux. Il n’y aucune contradiction, et cela ne leur pose pas de problème. C’est tout simplement que, s’ils étaient honnêtes, ils ne pourraient pas avoir tout ce qu’ils veulent, ils ne pourraient pas avoir des maitresses et une femme fidèle, ils ne pourraient pas faire ce qu’ils souhaitent sans rendre de comptes à qui que ce soit, ils ne pourraient pas mentir, cumuler des richesses, voler ou utiliser leur pouvoir pour profiter des autres. L’honnêteté ne va pas de pair avec les valeurs de la masculinité patriarcale, en tout cas pas sur le terrain de la guerre contre les femmes.
La monogamie et l’honnêteté masculine :
Elle : Chéri, qu’est-ce que tu fais ?
Lui : Je suis au lit, sur le point de m’endormir. Et toi, ma chérie ?
Elle : Je suis derrière toi, au bar.
Voici la trame de base des blagues machistes : il ment, elle l’attrape sur le fait. C’est le jeu du chat et la souris : dans les relations hétéros, nous sommes les flics, les juges et les geôlières, eux, ce sont des gamins turbulents qui s’amusent à faire souffrir leur mère.
La monogamie est une invention du patriarcat pour nous maintenir enfermées et occupées. La tromperie consiste à nous faire croire que l’adultère n’est pas la norme, mais une exception et que nous pouvons l’éviter en étant complaisantes avec nos maris, en obéissant aux normes, en satisfaisant tous leurs besoins et en évitant que d’autres femmes les approchent. Certaines vivent résignées à ce que l’oisillon s’échappe de temps en temps de son nid. Quand elles découvrent ses infidélités, elles lui demandent d’aller dormir quelques jours sur le canapé, mais peu après, il finit toujours par revenir dans le lit conjugal.
Pourquoi les femmes investissent autant d’énergie à surveiller, punir et pardonner leur conjoint ? D’abord, parce que dans bien des pays les femmes ne peuvent divorcer que depuis peu, et avant cela, elles ne pouvaient pas toucher elles-mêmes leur salaire, avoir leur propre entreprise ou même ouvrir un compte en banque[2], de sorte que la dépendance émotionnelle s’accompagnait de la dépendance économique et il fallait avaler des couleuvres, même si c’était humiliant de se savoir trompée. [3]
Ensuite, parce que la double morale justifie l’adultère masculin tout en culpabilisant les femmes : ce sont elles les séductrices qui tentent les hommes. Le monde est rempli de mauvaises femmes qui ne respectent pas la propriété privée des femmes, qui tentent les hommes à chaque pas. Avec autant de méchantes séductrices, c’est « normal » que les pauvres petits chéris ne puissent pas résister.
Avec ce genre de logique, la culture patriarcale nous monte les unes contre les autres et nous fait sentir comme rivales les unes des autres. C’est pour cela qu’on pardonne au mari et rejette la faute sur toutes les autres. C’est le patriarcat qui le dit : les hommes ont un appétit sexuel démesuré et, bien qu’ils fassent de gros efforts pour le contrôler, ce sont des personnes de chair et de sang. Ils ne peuvent que succomber aux charmes féminins parce qu’ils sont faibles et qu’ils n’arrivent pas toujours à résister à la tentation. C’est pour cela qu’ils vont voir les putes avec des copains ou qu’ils se laissent séduire par des perverses voleuses de maris.
C’est ce qui est arrivé au pauvre Adam, qui s’est laissé emporter par l’insolente et désobéissante Ève. Dans cet imaginaire patriarcal, c’est toujours nous qui sommes fautives : aussi bien en ce qui concerne les infidélités masculines, que pour les féminines, qui sont infiniment pires que les masculines.
Nos infidélités sont monstrueuses et nous n’en sortons jamais indemnes : toutes les vilaines femmes sont découvertes et punies, aussi bien dans la réalité que dans les fictions. Certaines sont torturées, d’autres sont violées ou assassinées : le patriarcat nous soumet aux pires châtiments pour essayer de nous dissuader d’aller voir ailleurs.
Quand nous tombons amoureuses d’une autre personne ou nous avons des relations en marge du couple hétéropatriarcal, nous sommes des traitresses et nous mettons en péril tout le système économique, politique, sexuel, social, culturel. De ce fait, il est très important de nous soumettre à des châtiments cruels car nous désobéissons aux directives de genre et nous les poussons dans leur retranchement.
Les hommes patriarcaux ne supportent pas les infidélités, ni les tromperies, ni les mensonges. Ils ont horreur que d’autres hommes se moquent d’eux et les traitent de cocus. C’est ce qui arrive aux faibles, à ceux qui ne savent pas dominer leur femme. C’est pour cela qu’ils préfèrent se marier avec des femmes gentilles, celles qui ont été éduquées pour être comme leur mère : qui leur indiquent le bon chemin à suivre, qui dépensent beaucoup d’énergie à les élever, les domestiquer, les surveiller, les pardonner maintes fois. Eux n’ont qu’à faire comme s’ils n’y pouvaient rien, dire qu’ils étaient bourrés, drogués ou forcés, le regretter et promettre de ne plus recommencer.
Les hommes patriarcaux se réjouissent d’être le centre d’intérêt, de savoir que, plus ils se comporteront comme des salauds, plus elles leur courront après. Ils ont besoin de femmes peu sûres d’elles, jalouses, qui les contrôlent, avec une très faible estime de soi, rongées par la peur de la solitude et de l’abandon. Ils ont besoin de les faire souffrir pour se sentir importants et pour obtenir des preuves d’amour sous forme de drames, de querelles et de pleurs. Ils ont besoin de se sentir nécessaires, indispensables et puissants parce qu’ils sont dans l’incapacité d’avoir des relations égalitaires. La masculinité patriarcale gonfle leur ego et fait baisser leur estime de soi. C’est ainsi que le patriarcat veut les voir : peureux, impuissants, peu sûrs d’eux, violents et très occupés à démontrer que c’est eux qui portent la culotte.
Les avantages et les plaisirs de l’honnêteté.
Le romantique est politique : si nous voulons transformer, améliorer ou révolutionner le monde dans lequel nous vivons, nous devons changer la façon dont nous vivons nos relations sexuelles, affectives et émotionnelles. Afin de construire un monde meilleur, il faut arriver à délivrer l’amour de toute sa charge machiste et en finir avec les guerres romantiques qui perpétuent l’inégalité et les violences.
Nous, les femmes, nous avançons actuellement, à pas de géant, en dépatriarcalisant nos émotions, nos discours, nos comportements, notre façon de construire des relations. À partir du féminisme, nous cherchons à éliminer les contradictions et connecter ce que nous pensons, ce que nous sentons, ce que nous disons et ce que nous faisons. Honnêteté et cohérence sont les clés pour aller de la théorie à la pratique : nous voulons un monde meilleur, nous voulons des relations plus saines, plus agréables et plus satisfaisantes. Nous ne voulons pas être le frein à main des hommes : nous voulons être leurs compagnes.
Quelques hommes ont également entrepris la tâche de déconstruire leur masculinité patriarcale et de fabriquer des outils qui pourront leur permettre d’avoir des relations égalitaires. Mais il reste encore bien du boulot : ils sont peu nombreux, mais il y en a de plus en plus. Je suis optimiste depuis que je suis entrée en contact avec des hommes et des femmes qui vivent des masculinités dissidentes. Puisque d’autres formes de masculinité sont possibles, d’autres manières de nous aimer le sont également, d’autres manières de nous accompagner et de prendre soin de nous.
En étant honnête, il est plus facile de construire des relations basées sur la confiance, la sincérité et la complicité. Travailler le thème de l’honnêteté est fondamental pour désapprendre le machisme, déloger les patriarcats qui nous habitent, créer des relations libres de violences, de jalousie, de tromperies, de tourments et de drames.
L’honnêteté dans les relations de couple nous permet de nous connecter à partir du centre de notre existence avec l’autre, avec les autres. À partir de ce lieu, nous pouvons être nous-mêmes, communiquer sans masques ni armures protectrices. En travaillant ensemble l’honnêteté, il possible de se montrer comme on est, comment on se sent, ce que nous voulons et ne voulons pas, ce dont nous avons besoin pour être bien.
Il est possible de marcher dénudée sans peur, il est possible de se montrer telles que nous sommes, faire confiance et construire des relations qui nous correspondent, avec des accords mutuels et en travaillant en équipe.
En définitive, je crois que l’honnêteté est un pari à travailler comme un défi pour toutes les personnes qui souhaitent dépatriarcaliser les masculinités, cultiver l’éthique amoureuse et prendre soin de l’autre, afin de construire des relations basées sur la solidarité et le plaisir d’être ensemble.
[1] Coral Herrera Gómez vit au Costa Rica (elle est rentrée en Espagne début 2020). Tout comme elle, j’ai constaté, dans certains pays d’Amérique latine, le fait qu’il existe ce qui s’appelle « la grande maison » (« la casa grande ») et « les petites maisons » (« las casas chicas ») : la première avec l’épouse et les enfants officiels, et les autres avec les maîtresses et leurs enfants (parfois reconnus par leur père, mais pas systématiquement). (NdT)
[2]Chronologie des Droits des Femmes en France :
1907 : La loi accorde aux femmes mariées la libre disposition de leur salaire.
1965 : Loi de réforme des régimes matrimoniaux qui autorise les femmes à exercer une profession sans autorisation maritale, à ouvrir un compte en banque et à gérer leurs biens propres.
1975 : Instauration du divorce par consentement mutuel. (NdT)
[3]Encore aujourd’hui, de nombreuses femmes restent pour des raisons financières et également « pour les enfants ». (NdT)