L’honnêteté masculine et l’amour romantique. Coral Herrera Gómez

Collage: Señora Milton
Collage: Señora Milton

https://www.pikaramagazine.com/2017/06/honestidad-masculina-amor-romantico/#sthash.4MoBHnFi.dpuf

Traduction : Elisende Coladan

Ce blog « reprend vie » après un long silence. J’ai été prise par la préparation de ma présentation pendant la 2nd Non-Monogamies and Contemporary Intimacies Conference début septembre, puis par la rentrée, ensuite par le mouvement #metoo et enfin par ma participation au 2e Eixams, début décembre, dont je parlerai très bientôt. 

J’avais commencé à traduire cet article de Coral Herrera Gómez dès sa parution, puis il est resté bien au chaud quelque part dans le disque dur de mon ordinateur. Les vacances de fin d’année et une baisse de travail en début d’année me donnent, et me donneront, le temps de continuer mes traductions et publications.

C’est le 3ème article de Coral que je traduis ici et le 5e que je traduis. J’apprécie beaucoup ce qu’elle écrit. Elle a été la première autrice à me faire prendre conscience des dégâts provoqués par les mythes de l’amour romantique et par la pensée monogame. Elle m’a également permis de me rapprocher de la pensée féministe, puis de revendiquer mon appartenance au féminisme.

____________________________________________________________________________________________

Pourquoi les hommes patriarcaux mentent-ils ? Pourquoi séduisent-ils les femmes avec des promesses d’avenir et fuient quand ils les ont conquises ? Pourquoi pensent-ils que c’est normal, voire nécessaire, de cacher des informations à leur conjointe, mais ne supportent pas qu’elle fasse de même ? Pourquoi défendent-ils autant leur liberté mais limitent celle de leur compagne ?

Pourquoi un homme peut être quelqu’un de bien avec tout le monde, sauf avec sa femme ? Pourquoi les clubs de strip-tease sont-ils plein d’hommes mariés, tous les jours de la semaine ? Pourquoi y-a-t-il certains pays où je sais qu’il est habituel que les hommes aient deux ou trois familles parallèles [1], alors qu’ils ont juré devant l’autel de l’église ou devant le maire d’être fidèles à leur partenaire officielle ?

En amour comme à la guerre, tous les coups sont permis, mais c’est la bataille la plus importante de la guerre des sexes. Le régime hétérosexuel se base sur une répartition des tâches dans laquelle les hommes sortent toujours gagnants : ils imaginent et imposent les normes que les femmes doivent suivre. Ils veulent la monogamie, jurent fidélité, promettent la sincérité et, à la moindre opportunité, changent les règles du jeu et s’emberlificotent dans de nombreux mensonges.

Ces mensonges sont intimement liés à la masculinité patriarcale. Tromper et trahir les pactes acceptés est la conséquence directe du fait de signer un contrat dans lequel, apparemment, nous partons sur une base de conditions égales, mais qui est fait, en réalité, pour que nous soyons fidèles et nous attendions sagement à la maison pendant qu’eux font ce qu’ils veulent dehors. La monogamie est donc un mythe qui a été créé pour nous, très utile pour maintenir le lignage paternel et la transmission du patrimoine et encore bien plus utile pour nous domestiquer et nous enfermer dans l’espace domestique.

Dans la bataille de l’amour hétéro, le pacte est : « Je n’ai pas de relations sexuelles en dehors de notre couple donc, toi non plus ». Il s’agit de définir des limites pour tous les deux et de renoncer à la liberté sexuelle ou, encore mieux : faire en sorte qu’elles pensent qu’eux aussi s’engagent à respecter cette auto-imposition. Mais non : les stratégies font que les femmes s’autocensurent, alors qu’eux font ce dont ils ont envie, en sachant qu’ils bénéficient d’une impunité relative et qu’ils seront pardonnés.

Dans cette guerre des sexes, ils arrivent armés jusqu’aux dents, alors que les femmes sont démunies et amoureuses. Ils ont un jeu d’avance et ils gagnent pratiquement à tous les coups : la double morale nous désigne comme fautives et eux sont toujours pardonnés. Pour pouvoir profiter de la diversité sexuelle et amoureuse typique de ce que le mâle recherche les hommes savent qu’ils doivent défendre leur liberté pendant qu’ils mettent des limites à celle de leur partenaire. Et pour y arriver, ils font des tas de promesses, mentent beaucoup, trompent et trahissent leurs ennemies.

Car les femmes ne sont jamais vraiment des compagnes : ils les considèrent comme des adversaires qu’il faut séduire, domestiquer et maintenir dans la tromperie de l’amour romantique et des bontés de la famille patriarcale.

La double morale du patriarcat permet que les hommes puissent avoir une double vie : une en tant qu’adultes responsable et une autre en tant que gamins menteurs qui n’assument jamais les conséquences de leurs actes. Les hommes comprennent vite qu’ils peuvent abuser de leur pouvoir car le marché de l’amour est plein de femmes qui ne demandent qu’à être aimées. De la même manière que les grands patrons abusent de leurs employé.e.s parce que la main d’œuvre abonde, et qu’il y a un réel besoin de travailler, malgré de faibles salaires ; les hommes patriarcaux savent qu’ils peuvent mentir et profiter de très nombreuses femmes avec une très faible estime de soi et qui ont besoin d’amour. Les mêmes qui préfèrent supporter mensonges et tromperies, plutôt qu’être seules et qui, rarement, voient cette manière de les traiter comme de la maltraitance. Ce qui veut dire qu’il est difficile de se rendre compte que ces comportements sont violents, parce que cette violence est normalisée dans notre culture patriarcale.

Toutefois, les hommes patriarcaux considèrent qu’ils sont de bonnes personnes. La duperie fait partie des stratégies guerrières, c’est pour cela que trahir et mentir aux femmes avec qui ils sont en relation ne les fait en aucune manière se sentir comme des traitres ou des menteurs. C’est juste une façon de dominer et d’être en relation avec l’ennemie. Et quand l’ennemie est une femme, il n’y a pas de normes, ni principes ni éthique qui vaillent : dans la culture machiste, toute stratégie est bonne à prendre. L’objectif sera toujours celui de soumettre les femmes, afin de vivre mieux à leur dépend, de sauvegarder l’honneur et d’augmenter leur prestige devant les autres hommes.

C’est la raison pour laquelle l’honnêteté n’existe pas chez les hommes patriarcaux. Il n’y aucune contradiction, et cela ne leur pose pas de problème. C’est tout simplement que, s’ils étaient honnêtes, ils ne pourraient pas avoir tout ce qu’ils veulent, ils ne pourraient pas avoir des maitresses et une femme fidèle, ils ne pourraient pas faire ce qu’ils souhaitent sans rendre de comptes à qui que ce soit, ils ne pourraient pas mentir, cumuler des richesses, voler ou utiliser leur pouvoir pour profiter des autres. L’honnêteté ne va pas de pair avec les valeurs de la masculinité patriarcale, en tout cas pas sur le terrain de la guerre contre les femmes.

La monogamie et l’honnêteté masculine :

Elle : Chéri, qu’est-ce que tu fais ?

Lui : Je suis au lit, sur le point de m’endormir. Et toi, ma chérie ?

Elle : Je suis derrière toi, au bar.

Voici la trame de base des blagues machistes : il ment, elle l’attrape sur le fait. C’est le jeu du chat et la souris : dans les relations hétéros, nous sommes les flics, les juges et les geôlières, eux, ce sont des gamins turbulents qui s’amusent à faire souffrir leur mère.

La monogamie est une invention du patriarcat pour nous maintenir enfermées et occupées. La tromperie consiste à nous faire croire que l’adultère n’est pas la norme, mais une exception et que nous pouvons l’éviter en étant complaisantes avec nos maris, en obéissant aux normes, en satisfaisant tous leurs besoins et en évitant que d’autres femmes les approchent. Certaines vivent résignées à ce que l’oisillon s’échappe de temps en temps de son nid. Quand elles découvrent ses infidélités, elles lui demandent d’aller dormir quelques jours sur le canapé, mais peu après, il finit toujours par revenir dans le lit conjugal.

Pourquoi les femmes investissent autant d’énergie à surveiller, punir et pardonner leur conjoint ? D’abord, parce que dans bien des pays les femmes ne peuvent divorcer que depuis peu, et avant cela, elles ne pouvaient pas toucher elles-mêmes leur salaire, avoir leur propre entreprise ou même ouvrir un compte en banque [2], de sorte que la dépendance émotionnelle s’accompagnait de la dépendance économique et il fallait avaler des couleuvres, même si c’était humiliant de se savoir trompée. [3]

Ensuite, parce que la double morale justifie l’adultère masculin tout en culpabilisant les femmes : ce sont elles les séductrices qui tentent les hommes. Le monde est rempli de mauvaises femmes qui ne respectent pas la propriété privée des femmes, qui tentent les hommes à chaque pas. Avec autant de méchantes séductrices, c’est « normal » que les pauvres petits chéris ne puissent pas résister.

Avec ce genre de logique, la culture patriarcale nous monte les unes contre les autres et nous fait sentir comme rivales les unes des autres. C’est pour cela qu’on pardonne au mari et rejette la faute sur toutes les autres. C’est le patriarcat qui le dit : les hommes ont un appétit sexuel démesuré et, bien qu’ils fassent de gros efforts pour le contrôler, ce sont des personnes de chair et de sang. Ils ne peuvent que succomber aux charmes féminins parce qu’ils sont faibles et qu’ils n’arrivent pas toujours à résister à la tentation. C’est pour cela qu’ils vont voir les putes avec des copains ou qu’ils se laissent séduire par des perverses voleuses de maris.

C’est ce qui est arrivé au pauvre Adam, qui s’est laissé emporter par l’insolente et désobéissante Ève. Dans cet imaginaire patriarcal, c’est toujours nous qui sommes fautives : aussi bien en ce qui concerne les infidélités masculines, que pour les féminines, qui sont infiniment pires que les masculines.

Nos infidélités sont monstrueuses et nous n’en sortons jamais indemnes : toutes les vilaines femmes sont découvertes et punies, aussi bien dans la réalité que dans les fictions. Certaines sont torturées, d’autres sont violées ou assassinées : le patriarcat nous soumet aux pires châtiments pour essayer de nous dissuader d’aller voir ailleurs.

Quand nous tombons amoureuses d’une autre personne ou nous avons des relations en marge du couple hétéropatriarcal, nous sommes des traitresses et nous mettons en péril tout le système économique, politique, sexuel, social, culturel. De ce fait, il est très important de nous soumettre à des châtiments cruels car nous désobéissons aux directives de genre et nous les poussons dans leur retranchement.

Les hommes patriarcaux ne supportent pas les infidélités, ni les tromperies, ni les mensonges. Ils ont horreur que d’autres hommes se moquent d’eux et les traitent de cocus. C’est ce qui arrive aux faibles, à ceux qui ne savent pas dominer leur femme. C’est pour cela qu’ils préfèrent se marier avec des femmes gentilles, celles qui ont été éduquées pour être comme leur mère : qui leur indiquent le bon chemin à suivre, qui dépensent beaucoup d’énergie à les élever, les domestiquer, les surveiller, les pardonner maintes fois. Eux n’ont qu’à faire comme s’ils n’y pouvaient rien, dire qu’ils étaient bourrés, drogués ou forcés, le regretter et promettre de ne plus recommencer.

Les hommes patriarcaux se réjouissent d’être le centre d’intérêt, de savoir que, plus ils se comporteront comme des salauds, plus elles leur courront après. Ils ont besoin de femmes peu sûres d’elles, jalouses, qui les contrôlent, avec une très faible estime de soi, rongées par la peur de la solitude et de l’abandon. Ils ont besoin de les faire souffrir pour se sentir importants et pour obtenir des preuves d’amour sous forme de drames, de querelles et de pleurs. Ils ont besoin de se sentir nécessaires, indispensables et puissants parce qu’ils sont dans l’incapacité d’avoir des relations égalitaires. La masculinité patriarcale gonfle leur ego et fait baisser leur estime de soi. C’est ainsi que le patriarcat veut les voir : peureux, impuissants, peu sûrs d’eux, violents et très occupés à démontrer que c’est eux qui portent la culotte.

Les avantages et les plaisirs de l’honnêteté.

Le romantique est politique : si nous voulons transformer, améliorer ou révolutionner le monde dans lequel nous vivons, nous devons changer la façon dont nous vivons nos relations sexuelles, affectives et émotionnelles. Afin de construire un monde meilleur, il faut arriver à délivrer l’amour de toute sa charge machiste et en finir avec les guerres romantiques qui perpétuent l’inégalité et les violences.

Nous, les femmes, nous avançons actuellement, à pas de géant, en dépatriarcalisant nos émotions, nos discours, nos comportements, notre façon de construire des relations. À partir du féminisme, nous cherchons à éliminer les contradictions et connecter ce que nous pensons, ce que nous sentons, ce que nous disons et ce que nous faisons. Honnêteté et cohérence sont les clés pour aller de la théorie à la pratique : nous voulons un monde meilleur, nous voulons des relations plus saines, plus agréables et plus satisfaisantes. Nous ne voulons pas être le frein à main des hommes : nous voulons être leurs compagnes.

Quelques hommes ont également entrepris la tâche de déconstruire leur masculinité patriarcale et de fabriquer des outils qui pourront leur permettre d’avoir des relations égalitaires. Mais il reste encore bien du boulot : ils sont peu nombreux, mais il y en a de plus en plus. Je suis optimiste depuis que je suis entrée en contact avec des hommes et des femmes qui vivent des masculinités dissidentes. Puisque d’autres formes de masculinité sont possibles, d’autres manières de nous aimer le sont également, d’autres manières de nous accompagner et de prendre soin de nous.

En étant honnête, il est plus facile de construire des relations basées sur la confiance, la sincérité et la complicité. Travailler le thème de l’honnêteté est fondamental pour désapprendre le machisme, déloger les patriarcats qui nous habitent, créer des relations libres de violences, de jalousie, de tromperies, de tourments et de drames.

L’honnêteté dans les relations de couple nous permet de nous connecter à partir du centre de notre existence avec l’autre, avec les autres. À partir de ce lieu, nous pouvons être nous-mêmes, communiquer sans masques ni armures protectrices. En travaillant ensemble l’honnêteté, il possible de se montrer comme on est, comment on se sent, ce que nous voulons et ne voulons pas, ce dont nous avons besoin pour être bien.

Il est possible de marcher dénudée sans peur, il est possible de se montrer telles que nous sommes, faire confiance et construire des relations qui nous correspondent, avec des accords mutuels et en travaillant en équipe.

En définitive, je crois que l’honnêteté est un pari à travailler comme un défi pour toutes les personnes qui souhaitent dépatriarcaliser les masculinités, cultiver l’éthique amoureuse et prendre soin de l’autre, afin de construire des relations basées sur la solidarité et le plaisir d’être ensemble.

__________________________________________________________________________________________

[1] Coral Herrera Gómez vit au Costa Rica (elle est rentrée en Espagne début 2020). Tout comme elle, j’ai constaté, dans certains pays d’Amérique latine, le fait qu’il existe ce qui s’appelle « la grande maison » (« la casa grande ») et « les petites maisons » (« las casas chicas ») : la première avec l’épouse et les enfants officiels, et les autres avec les maîtresses et leurs enfants (parfois reconnus par leur père, mais pas systématiquement). (NdT)

[2] Chronologie des Droits des Femmes en France :

  • 1907 : La loi accorde aux femmes mariées la libre disposition de leur salaire.
  • 1965 : Loi de réforme des régimes matrimoniaux qui autorise les femmes à exercer une profession sans autorisation maritale, à ouvrir un compte en banque et à gérer leurs biens propres.
  • 1975 : Instauration du divorce par consentement mutuel. (NdT)

[3] Encore aujourd’hui, de nombreuses femmes restent pour des raisons financières et également « pour les enfants ». (NdT)

Un homme polyamoureux avec conviction et éthique : ce serait comment? Diana Marina Neri Arriaga

poliamor_web
lustration de Nuria Frago pour Pikara Magazine

L’article est paru sur le blog totamor, au mois de décembre 2016. J’ai tout de suite demandé l’accord de l’autrice pour le traduire et elle l’a donné rapidement. J’aurais vraiment aimé pouvoir le faire avant, mais toute traduction et écriture d’articles est réalisée sur mon temps libre et, ces derniers mois, puisque j’ai suivi une formation en thérapie féministe à Barcelone (un week-end par mois, pendant 3 mois), les jours et les semaines ont filé à toute vitesse. 

Ma lecture de cet article est qu’il ne s’agit pas d’une injonction à devenir le MPP (Mec Polyamoureux Parfait — clin d’œil à la PPP, Personne Polyamoureuse Parfaite), mais bien d’une invitation à s’interroger sur ce que cela signifie d’entrer en relation avec une femme non monogame (polyamoureuse) et féministe. Qu’il ne s’agit pas de juste « d’ouvrir son couple », de « se dire féministe et polyamoureux », mais de réellement se poser toute une série de questions et d’envisager les relations autrement qu’à travers le prisme patriarcal. [NDT]

http://totamor.blogspot.com/2016/12/como-seria-un-varon-poliamoroso-con.html

Traduction : Elisende Coladan

_________________________________________________________________

Récemment, je partageais sur Facebook, avec des copines très sympas, la conversation que j’ai eue avec un attachant compagnon de vie. Nous étions arrivées, une fois encore, à la conclusion non précipitée, mais probablement avec un préjugé, qu’il était quasiment impossible de connaître un homme polyamoureux en ce qui concerne la conviction et l’éthique. Car cela implique, avant tout, de renoncer aux privilèges patriarcaux, qui peuvent même augmenter avec une vie polyamoureuse.

Quand je lis comment se présentent les hommes dans un groupe « poly » sur Facebook, je lis le même discours réchauffé sur leur style de vie, les envies d’ouvrir leur monde, de ne plus mentir, de connaître des filles et/ou des couples et ainsi de suite… Je ne veux pas dire que c’est bien ou mal, mais je ne vois pas d’hommes qui essaient, au minimum, de se poser la question de l’hégémonie de leur masculinité, qui s’interrogent sur les relations de pouvoir et tout ce que cela signifie. Qui se demandent ce qu’est réellement l’amour, ce que ça veut dire être en couple et bien d’autres questions… Par contre, (ah, ça oui !), j’en vois beaucoup qui essaient de draguer avec leurs likes ou qui écrivent des commentaires qui montrent combien ils ignorent tout du féminisme.

Cela fait plus de dix ans que je vis la proposition politique du polyamour et que j’y réfléchis (que j’envisage aujourd’hui plutôt comme un « contre-amour » [1]). Je peux compter sur les doigts d’une main ceux qui travaillent à détruire les leurres de la virilité et font leur boulot de déconstruction patriarcale, ceux qu’on peut vraiment considérer comme des alliés

Face à cette constatation, une copine me demandait, avec acuité : un homme [2] polyamoureux avec conviction et éthique, ce serait comment ?

Voici ma réponse que je partage aujourd’hui publiquement :

Pour commencer, c’est plutôt complexe d’avoir à établir un « profil » d’homme polyamoureux avec conviction et éthique. D’abord, parce que je ne suis pas un homme et comme je n’ai pas leur corps, et que je n’ai été élevée en tant qu’homme, je ne peux pas me mettre dans leur peau. Cependant, ce que je peux me permettre, c’est de parler du type d’homme avec lequel j’aimerais pouvoir avoir une relation affective en tant que femme féministe.

[Je ne sais pas trop comment nommer les masculins. Le mot « homme » ne me plait pas. […] Personnellement, en général, je ne fais pas référence aux masculins, au quotidien, je choisis de leur demander comment ils souhaitent être appelés et, au-delà des pronoms, j’apprécie de les connaitre en tant que Manuel, Carlos ou Ramón, par exemple.] Une personne considérée socialement comme masculine (de manière indépendante de ses organes génitaux).

Je suis intéressée par celui qui désobéit et encore plus si cette désobéissance est en relation avec son propre genre, c’est-à-dire s’il s’en fout pas mal si on l’appelle « gay », « putain », « homo », s’il n’est pas « intéressé » par l’idée d’avoir à « sauver » sa masculinité, mais s’il interroge de manière précise tous les imaginaires sociaux qui accompagnent l’étiquette « homme », « masculin », « mec » et connexes. S’il ne fait que les assumer sans se poser de questions, avec tout l’imaginaire associé au patriarcat que cela comporte, alors, il nous sera impossible de faire équipe et d’avancer ensemble. Qu’il renonce à se voir comme un chevalier, comme un prince charmant ou comme n’importe quelle image du même acabit, qu’il renonce à toutes les catégories de genre qui le nomment avec une vision androcentrique, qu’il se cherche et qu’il cherche, et qu’il ne reste, jamais, dans une zone de confort.

Qu’il reconnaisse qu’il a été éduqué avec des privilèges qui l’ont mis au centre de la pensée et que, par conséquent, il fasse un travail exhaustif pour questionner tout ce qu’on lui a présenté comme étant normal, naturel et nécessaire. Qu’il ne lutte pas pour avoir le beau rôle, qu’il soit plus à l’écoute, qu’il parle sans en imposer, sans enseigner, sans s’approprier la parole, mais en la partageant. Qu’il cesse catégoriquement d’être le complice des autres hommes, avec leurs blagues, leurs commentaires ou leurs bruits de couloir, qu’il établisse son propre positionnement, même si cela implique de ne plus être d’accord avec sa famille ou ses potes machistes (si tu es de ceux qui « par jeu » acceptent les blagues sur « les filles », « les putes », « les salopes » et d’autres terribles clichés sexistes, pars, éloigne-toi immédiatement).

Qu’il questionne l’exercice du pouvoir qui lui a était enseigné à partir de l’hétérosexualité (ici entendue comme régime politique) non seulement en tant qu’exercice de rencontre érotique et affective mais aussi comme un entrelacs social et idéologique. Qu’il ose explorer son corps. Par exemple, avant de demander à avoir du sexe anal, qu’il partage d’abord son cul (quel délice de jouer avec un « strap-on ») et qu’il en comprenne le plaisir, qu’il ose explorer ses sensations et qu’il sache tisser une connivence érotique pour vivre des moments partagés, en se posant la question du désir colonisé (s’il a des soucis avec les poils aux aisselles, les chairs abondantes ou s’il n’arrête pas de parler d’un « corps de rêve », alors ouste : je ne veux rien avoir à faire avec lui).

Qu’il lutte contre ses peurs, ses colères, ses insécurités, qui se traduisent en démonstrations de contrôle (parfois de manière subtile, d’autres contendants, mais toujours violents, toujours cette violence), où il demande des certitudes, établit des « hommenismes » de vigilance contre sa « partenaire » au « nom de l’amour », qu’il jalouse, conquière et séduit. Qu’il se rendre compte des dialectiques du maître et de l’esclave (selon Hegel) qui entrent en jeu dans les relations actuelles et qu’il en questionne la provenance. Qu’il ne « vende » pas et ne me « vende » pas du rêve et remette tout à un hasard métaphysique. Si un homme utilise dans son champ lexical les termes « conquérir », « séduire », « je l’ai prise », « je l’ai draguée », « elle m’a envoyé dans la « friendzone » » etc, sans se poser la question de leurs implications idéologiques, il est temps de dire adieu et rapidement.

Qu’il lise, lise beaucoup, non pas afin d’arriver à être un « mec progressiste de type intellectueloïde », mais qu’il s’autorise à bien placer historiquement les différents discours qui soutiennent la pensée amoureuse. Qu’il comprenne le discours sur le pouvoir de « l’amour », sur les débuts du mariage, les implications de la monogamie et le couple, les complexités de la famille nucléaire. S’il commence par dire qu’il recherche « sa moitié », qu’il se sent seul ou qu’il aimerait se sentir complet, je pars en courant. Je suis intéressée par un compagnon avec qui partager tous nos manques, nos doutes et nos incertitudes. Je ne souhaite pas qu’on me donne, ni je ne souhaite donner de la stabilité, mais je veux de la réflexion partagée. Je ne veux pas d’homme féministe (ils ne peuvent pas l’être) mais d’un allié.

Qu’avant de nous donner « des titres nobiliaires de possession » et de les défendre devant le monde entier : « ma copine », « ma fiancée », « ma femme », « ma », « ma », « ma »… nous soyons compagnons, amis, complices et par la même notre vie commune sera faite de joie, de fraicheur, de pactes, d’accords à court ou moyen terme. Que nous essayions, que nous cherchions, que nous inaugurions des formes effectives de communication, que nous travaillions ensemble face aux suppositions, contre les vices du « je sais bien de quoi tu parles… » et tout ce qui use les relations. De la créativité, beaucoup de créativité. L’amitié est un exercice politique qui a bien des coins et des recoins à explorer.

Qu’il ait sa propre vie, ses ami.e.s, ses envies, ses actions en tant que personne singulière. Qu’il n’ait pas besoin de moi, qu’il ne m’idéalise pas, qu’il ne me transforme pas en « la femme de ses rêves », qu’il me respecte, qu’il se respecte et construise sa vie pour lui et avec lui. Nous nous accompagnons, nous ne nous possédons pas. Nous sommes des personnes autonomes et libres, et non pas de la glu.

Qu’il détruise ou déconstruise les rôles de genre. Qu’il écarte les jeux de compétitivité, de hiérarchie, du pseudo dilemme émotion/raison. S’il ne voit pas les relations de manière horizontale, je n’entre pas dans sa vie. Décolonisons, s’il-te-plait !

Qu’il soit partant pour établir des accords de communication, d’engagement et d’honnêteté. Non pas d’une honnêteté forcée ou de confessionnal, mais faite d’un bonheur qui se sent et qui se pense. Et oui, cela lui coûtera, très certainement, de lâcher prise. Nous sortons de très nombreuses années, de siècles de « jen’aipasbesoindeparler, jenepartagepasmesémotions », c’est pour cela que sa vulnérabilité, sa mise à nu, doivent être radicales. Un travail conjoint de dé-romantisation de tout ce que nous pensons exact et unique.

Que notre engagement ne soit pas seulement de prendre soin l’un de l’autre, dans le sens de « faire attention à l’autre », mais de prendre également soin de la relation. Ce qui implique que, si l’un des deux a une autre relation, il y ait des accords simples et basiques pour gérer les émotions, les sentiments qui se sont établis. Je ne demande pas de la compersion ou de la compréhension instantanée, je ne demande pas que l’on m’accompagne à mon rythme, mais je souhaite des initiatives pour soulager la douleur (comprendre la culpabilité et la souffrance comme des émotions issues de l’inconscient de la société patriarcale). Je veux et je donne une écoute active, je veux et je donne de la transparence.

À partir de cette perspective, si tu souhaites entrer en polyamour (même si je te suggère de bien faire attention et de ne pas le voir comme une panacée universelle) et tu es né dans un corps d’homme, je te suggère de passer en revue toutes les notions de renoncement, de questionnement et de désobéissance.

Un pari qui est quasiment impossible si tu conserves tous tes privilèges.

_____________________________________________________________________

[1] L’autrice utilise cette expression (qu’elle explique dans cet article en espagnol), car elle considère l’amour comme une catégorie politique, culturelle, de genre, classe et ethnie.

[2] J’ai traduit « varón » par « homme ». Mais, en fait, en français, il n’y a pas d’équivalent, car ce mot veut dire, selon les contextes : « homme », « garçon » ou « mâle ». J’aurais pu choisir « mâle », mais je trouve que la traduction en espagnol en est plutôt « macho » que « varón ».

La construction culturelle de l’amour romantique. Coral Herrera Gómez

Afficher l'image d'origine

Coral Herrera Gomez est Docteure en Humanités et Communication Audiovisuelle, avec une spécialisation en Études de Genre. Elle a soutenu, en 2009, une thèse sur La construction socio-culturelle de la réalité, du genre et de l’amour romantique [1], à l’Université Carlos III de Madrid, Espagne. Puis elle a écrit, en 2011, La construction socio-culturelle de l’amour romantique [2].

Lorsque j’ai animé un espace de parole vendredi dernier et que j’ai exposé ses idées, j’ai senti combien elles pouvaient étonner, voire déranger certaines personnes, alors qu’en Espagne, elles sont bien connues de la communauté non monogame. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de traduire cet article qui est, à mon sens, extrêmement éclairant sur la pensée amoureuse romantique dont nous sommes empreint.e.s sans nous en rendre compte, et sur la manière dont elle affecte nos relations, souvent à notre corps défendant, y compris dans des structures non monogames.

 ____________________________________________________

Article original paru dans

http://haikita.blogspot.fr/2012/02/la-construccion-sociocultural-del-amor.html

Traduction : Elisende Coladan

L’amour est une construction humaine complexe dont les dimensions sociale et culturelle influencent, façonnent et déterminent nos relations érotiques et affectives, ainsi que nos buts  et nos souhaits, nos goûts et nos rêves romantiques. La sexualité ainsi que les émotions sont, bien sûr, des phénomènes physiques, chimiques et hormonaux, mais aussi des constructions culturelles et sociales qui varient selon les époques et les cultures. La construction amoureuse a pour bases la morale, les normes, les tabous, les coutumes, les croyances, la vision du monde et les besoins propres à chaque système social. C’est pour ça qu’elle change en fonction du temps et de l’espace. Et c’est la raison pour laquelle on n’aime pas de la même manière en Chine qu’au Nicaragua, ou que les Bribri [3] n’aiment pas de la même façon que les Semai [4].

De nombreux auteurs défendent l’idée que l’amour est une constante humaine universelle qui existe dans toutes les cultures et que la capacité d’aimer semble faire partie de notre condition. Par exemple, Wilson et Nias (1976) [5] défendent l’universalité de l’amour romantique, en signalant que le phénomène amoureux romantique n’est ni récent ni uniquement présent dans notre culture: « Bien que pas toujours vu comme un préalable nécessaire au mariage, l’amour romantique et passionnel a existé en tout temps et en tout lieu ». De leur côté, les anthropologues Jankowiak et Fisher (1992) [6] ont documenté l’existence de ce qu’ils définissent comme l’« amour romantique » dans presque 90 % des cent soixante-huit cultures étudiées.

L’amour romantique n’a jamais eu autant d’importance dans la vie des êtres humains qu’actuellement. Aujourd’hui, il n’est pas nécessaire de se tracasser quotidiennement de sa survie et il est donc possible de dépenser beaucoup de temps et d’énergie pour trouver l’amour de sa vie. Nous le cherchons sur les réseaux sociaux et dans les bars, nous consommons des films romantiques, nous voulons vivre des histoires passionnelles, nous tombons amoureux.euses — platoniquement, parfois —, nous nous unissons et nous nous séparons, nous nous oublions et nous recommençons à rêver à une relation idéale.

Grâce à l’impressionnant développement de la communication de masse au XXè siècle, l’amour romantique a connu un processus d’expansion progressive jusqu’à s’installer dans l’imaginaire collectif mondial comme un but utopique à atteindre, empli de promesses de bonheur.

Cette utopie émotionnelle collective est imprégnée d’idéologie, même si elle se présente fondamentalement comme une émotion individuelle et magique qui nait au plus profond de nous-mêmes. L’idéologie hégémonique sous-jacente est de caractère patriarcal, et la morale chrétienne y a joué un rôle fondamental, puisqu’elle nous a conduits sur la voie du modèle hétérosexuel et monogame avec une orientation reproductive.

Dans ce sens, l’amour romantique est un idéal mythifié par la culture, mais avec un immense poids machiste, individualiste et égoïste. C’est au travers du prisme l’amour romantique que nous apprenons à entrer en relation, à réprimer notre sexualité et à l’orienter vers une seule personne. C’est par les fictions que nous créons et les contes que nous nous racontons que nous apprenons comment doit se comporter un homme et comment doit le faire une femme. Nombreux.ses sont celles.eux qui suivent ces modèles de masculinité et féminité assez limités, afin de pouvoir s’intégrer avec bonheur dans notre société et trouver un.e partenaire.

La preuve en est que toute l’imagerie collective amoureuse occidentale est formée par des couples d’adultes d’identités de genre différentes. Ce sont des unions par deux qui, comme c’est le cas dans la morale chrétienne, sont orientés vers le mariage et la reproduction. De plus, les systèmes émotionnels et affectifs alternatifs (triolisme, amour à quatre ou grands groupes, amour entre personnes âgées, amour entre enfants, amour entre personnes du même sexe/genre ou de classes socio-économiques, races ou cultures différentes) continuent à être considérés comme des déviations de la norme et par conséquent, sont pénalisés socialement.

L’hétérosexualité et la monogamie, dans ce sens, sont perçues comme des caractéristiques normales, c’est-à-dire naturelles, parce qu’elles suivraient les diktats de la nature. La Science s’est chargée de légitimer cette vision, allant jusqu’à conclure que le mythe de la monogamie et de la fidélité sexuelle est une réalité biologique et universelle.

Le système patriarcal a eu besoin de mythifier l’exclusivité sexuelle à travers des récits religieux et profanes, même si la monogamie n’est pas un état naturel et qu’elle est pratiquée par peu d’espèces animales. Ce qui est paradoxal dans la réification de la monogamie, c’est que l’adultère et la prostitution font partie du système monogamique. C’est l’envers de la médaille : son contraire et son complément. La fidélité et l’exclusivité sont des phénomènes, dans ce sens, qui portent atteinte au statu quo et à l’organisation de la société en familles fermées.

L’amour, donc, dans sa dimension politique et économique, nous est présenté comme un mécanisme fait pour se perpétuer. Pour que tout continue de la même façon, les couples hétérosexuels doivent faire venir au monde de nouveaux consommateurs/travailleurs, qui se marient et qui restent à l’intérieur de ce modèle de famille considéré comme « normal ». C’est pour cela que nous sommes séduits par l’amour mythifié.

Comment est-il possible d’arriver à nous y faire croire ?

Il ne s’agit pas seulement de sexualité humaine, mais également d’émotions, qui sont politiques et ont une dimension symbolique. Autrement dit, nos sentiments sont prédéterminés et façonnés par la culture et la société dans laquelle nous vivons. De nombreux auteurs ont mis l’accent sur la dimension littéraire de l’amour comme construction de la réalité, ainsi que comme façonneuse d’émotions et de sentiments. Martha Nussbaum [7] et Antonio Damasio [8] défendent l’idée que les sentiments et les croyances, les émotions et la raison sont la même chose. Elles sont localisées dans des parties du cerveau qui travaillent ensemble. Ils donnent donc un rôle d’une même importance à la théorie scientifique et aux récits humains dans la construction socioculturelle des émotions : « les récits construisent en premier lieu et après invoquent (ou renforcent) l’expérience du ressenti » écrit Nussbaum, Martha [9]

La philosophie étatsunienne affirme que les émotions sont apprises dans la culture, à travers les récits et les mythes. Dans les récits, il y a une structure de sentiments, une structure expressive, et une source ou paradigme d’émotions : « les récits sont la source principale de la vie émotionnelle de n’importe quelle culture » [10]. Ce qui est important dans cette théorie, c’est l’idée que, si les récits s’apprennent, ils peuvent aussi se désapprendre ; si les émotions sont des constructions, elles peuvent aussi être démolies. C’est en cela qu’il est important d’analyser les récits : afin de pouvoir comprendre comment et pourquoi nous aimons. L’idée de Nussbaum au sujet des désirs qu’engendrent les récits est également intéressante : elle affirme que ce sont des réponses à notre sens de la finitude . La peur, l’espérance, l’espoir sont des émotions liées au sentiment que la vie est hors de contrôle et elles expriment une transcendance, une réflexion profonde sur la mort.

La prolifération des récits amoureux sur tout type de supports (chansons, poèmes, tableaux, sculptures, romans, films, brochures, feuilletons, etc.) si importante que ce sentiment aura souvent l’air d’être fictionnel. C’est-à-dire, que cela semble constituer une autre réalité différente de la réalité dans laquelle nous vivons. C’est un phénomène qui nous éloigne de notre quotidien et nous transporte dans une autre dimension, comme si nous construisions une illusion, bien qu’en fait la démarcation entre réalité et fiction est fragile et souvent inconsistante. Une preuve en est le fait que lorsque nous voyons une tragédie amoureuse au cinéma, par exemple, nous pleurons avec les protagonistes qui doivent se quitter pour toujours, nous nous sentons aussi tristes qu’eux. Les récits, dans ce sens, construisent des émotions pour qu’elles soient ressenties, et non pas observées.

Ces émotions fabriquées ont une incidence sur notre corps de la même manière que les émotions réelles, c’est-à-dire que nous les ressentons lors des interactions en face à face avec d’autres personnes. L’intensité varie sans doute, mais la corrélation physique est bien présente: les émotions factices font que le rythme cardiaque s’accélère, elles nous font produire des endorphines et crier de peur ou pleurer d’émotion. Ça n’est pas seulement dû à notre capacité d’empathie, mais aussi au phénomène de projection et d’identification des audiences avec les produits culturels qu’elles consomment. Ainsi, les émotions sont réellement ressenties dans le corps, et nous provoquent des réactions physiques et organiques, de la même manière que si nous étions en train de les vivre nous-mêmes. Ces réactions créent des règles de conduite amoureuse que nous apprenons dans les récits et qu’ensuite nous appliquons à notre réalité.

La mythification de l’amour

La plupart des mythes autour de l’amour romantique ont surgi pendant l’époque médiévale, d’autres ont suivi au fil des siècles, et finalement, ils se sont consolidés au XIXè siècle, avec le Romantisme. Le mythe principal, c’est que l’amour est la phase finale des récits : « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». La structure mythique de la narration amoureuse est presque toujours la même : deux personnes tombent amoureuses, elles sont séparées par diverses circonstances (dragons, forêts enchantées, monstres terribles) et barrières (sociales, religieuses, morales, politiques). Après avoir surpassé tous ces obstacles, le couple heureux peut enfin vivre son amour en toute liberté. Évidemment, comme tout bon mythe qui se respecte, cette histoire d’empêchements et de surpassements est traversée d’idéologie patriarcale qui remet la mission entre les mains du héros masculin, pendant que la femme attend dans son château pour être sauvée : lui actif, elle passive (le paradigme de ce modèle est la Belle au Bois Dormant, qui a attendu rien de moins, rien de plus, que CENT ans !)

Dans d’autres récits, au contraire, c’est la bravoure de la femme, qui lutte contre l’ordre patriarcal, contre la loi du père, qui est mise en avant, en lui octroyant un rôle actif, comme c’est le cas de Juliette, Mélibée, Catherine Earnshaw, Emma Bovary, Anna Karenine ou dans le mythe espagnol de Carmen, femme indomptable qui subjugue les hommes. D’après Denis de Rougemont [11], ce qui caractérise notre société, c’est que le mythe du mariage et le mythe de la passion sont unis, même s’ils sont contraires. La contradiction réside dans le fait que la passion est périssable, indomptable, démesurée, intense, contingente et remplie de peur de perdre l’être aimé. La passion est exacerbée par l’inaccessibilité et représente, dans notre imaginaire, l’emportement du délire, l’extase mystique, l’expérience extraordinaire qui transcende la routine quotidienne. Le mariage, à l’inverse, offre la stabilité, la sécurité, la quotidienneté, la certitude que l’autre est prêt.e à partager avec nous sa vie et son futur. Les deux états sont, de ce fait, incompatibles, même si nous faisons tout pour essayer de les unir à l’ombre du mythe du mariage par amour et pour toujours.

Les récits amoureux sont une constante dans les narrations et les mythologies humaines, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Néanmoins, vers le milieu des années 90, il y a eu un phénomène social connu comme « La Révolution Romantique », qui venait de la culture étatsunienne. Les années de transition entre le XXe et le XXIe siècles ont été marquées, entre autres évènements culturels, par une augmentation des produits du sentiment. Le premier signe de cette Révolution Romantique, selon Rosa Pereda [12], a été le tournant d’une appétence généralisée envers le roman sentimental et les films qui racontaient des histoires d’amour.

De manière générale, la mythologie romantique a pris une importance fondamentale pendant le XXè siècle, jusqu’à atteindre le statut d’utopie collective émotionnelle. Cette utopie nous présente l’amour comme une source de bonheur absolu et d’émotions partagées qui amenuisent la solitude à laquelle l’être humain est condamné. Dans un monde aussi compétitif et individualiste que le nôtre, dans lequel les groupes sont fragmentés dans des unités familiales basiques, les personnes trouvent dans l’amour romantique un abri contre le monde. L’amour est, dans ce sens, un lien idéalisé d’intimité qui s’établit avec une autre personne et grâce auquel nous pouvons sentir que quelqu’un nous écoute, nous appuie inconditionnellement et lutte avec nous contre les obstacles de la vie.

Souvent, être amoureux.euse, lorsque l’amour est réciproque, nous transporte dans un état de bonheur extraordinaire, parce que très intense. Dans notre société, cet état de bonheur permanent est un état idéal dans lequel tout le monde voudrait être en permanence. C’est pour cela que l’amour a autant d’importance actuellement. C’est une manière d’être et de vivre dans un monde où les coups du sort sont amortis. De plus, il propulse notre soif de rêves et d’utopies, parce qu’avec lui, nous nous sentons capables de surpasser nos peurs et de laisser derrière nous le passé. Et parce que nous croyons que, sous les effets de l’amour, tout est possible, car c’est une force implacable de transformation qui détruit tous les obstacles (les distances physiques et temporelles, l’opposition des familles et même les préjugés aux sujets de l’âge, la race, le statut économique, etc.)

Aux niveaux narratif et mythologique, l’amour passionnel a été comparé au poison, aux potions magiques, à la maladie du corps et de l’âme, aux envoûtements et aux ensorcellements, comme si c’était quelque chose d’étranger à nous-mêmes, qui provoque de fortes réactions émotionnelles échappant à notre contrôle. L’amour a également été associé à la folie, à l’extase, à l’ébriété, à la transe et aux crises mystiques : des états mentaux, émotionnels et sexuels qui nous transportent dans d’autres dimensions de la réalité.

Ce pouvoir magique a littéralement donné lieu à des milliers de métaphores et de figures littéraires dans lesquelles l’amour est comparé à des ouragans, des tremblements de terre, des inondations, des incendies, des volcans, des abîmes océaniques, des déserts, des tempêtes et des désastres naturels face auxquels l’être humain ne peut rien faire. L’amour a également été comparé avec la mort, l’infinité, l’éternité et l’immensité du Cosmos, parce que ce sont des aspects de la conscience qui sont supérieurs à notre capacité à les assimiler et les appréhender à partir de notre petit cerveau. L’amour semble alors quelque chose d’incompréhensible et d’incommensurable, tout comme l’existence ou l’éternité.

Le romantisme est apparu à un moment où les artistes, au travers de l’amour, ont pris conscience que la mort et la vie sont des processus inséparables. L’amour produit en nous une sensation d’une puissance qui submerge tout notre être, parce qu’elle nous recentre sur nous-mêmes et, dans ce processus, nous pouvons connaitre la réalité, comme si c’était celle de l’Humanité toute entière. Dans ce sens, l’amour est une force grandiose qui révèle à l’être humain son insignifiance et la brièveté de son séjour sur terre. C’est ainsi parce que l’amour est un désir d’éternité qui nous balance en pleine figure la précarité de notre existence, notre vulnérabilité et notre petitesse.

La passion amoureuse finit, elle explose avec violence ou s’éteint lentement, mais elle finit, tout comme la vie. C’est en ça que l’amour nous met en relation avec la vie et la mort, c’est pour ça que nous l’expérimentons d’une manière aussi tragique et passionnelle, et c’est pour ça que certains auteurs affirment que l’amour est une religion. L’amour, en plus de sa dimension religieuse, a également une dimension mythique, parce qu’il a été idéalisé à toutes les époques et parce que, parfois, il est présenté comme la manière d’accéder au bonheur, à la plénitude, au vécu le plus pur et le plus authentique qu’il soit du moment présent.

[1] http ://haikita.blogspot.fr/2012/09/mi-tesis-doctoral-la-construccion_5938.html

[2] Editorial Fundamentos, Madrid, 2011. http://www.editorialfundamentos.es/index.php?producto=1627884&section=catalogo&pagina=producto&idioma=es

[3] Communauté autochtone du Sud du Costa Rica — NDT

[4] Communauté autochtone de Malaisie. — NDT

[5] The Mystery of Love: How the Science of Sexual Attraction Can Work for You, Glenn Wilson and David Nias New York Times, 1976 — NDT

[6] A Cross-Cultural Perspective on Romantic Love”, WR Jankowiak and EF Fischer, Ethnology 31: 149-155, 1992 — NDT

[7] Paisajes del pensamiento. La inteligencia de las emociones, Martha Nussbaum, Paidós, 2008. — NDT

[8] El error de Descartes: la razón de las emociones, Antonio Damasio, ed. Andres Bello, 1994. — NDT

[9] El cultivo de la humanidad. Una defensa clásica de la reforma en la educación liberal, Martha Nussbaum, Paidos (J. Pailaya, Trad.), 2005. — NDT (Nota Bene : de nombreux ouvrages de l’auteure sont traduits en français.)

[10] Martha Nussbaum, Ibidem — NDT

[11] L’Amour et l’Occident, Denis de Rougemont, 10/18, 2001 — NDT

[12] El Amor: Una historia universal, Rosa Pereda, S.L.U. Espasa Libros, 2001 — NDT