Un homme polyamoureux avec conviction et éthique : ce serait comment? Diana Marina Neri Arriaga

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lustration de Nuria Frago pour Pikara Magazine

L’article est paru sur le blog totamor, au mois de décembre 2016. J’ai tout de suite demandé l’accord de l’autrice pour le traduire et elle l’a donné rapidement. J’aurais vraiment aimé pouvoir le faire avant, mais toute traduction et écriture d’articles est réalisée sur mon temps libre et, ces derniers mois, puisque j’ai suivi une formation en thérapie féministe à Barcelone (un week-end par mois, pendant 3 mois), les jours et les semaines ont filé à toute vitesse. 

Ma lecture de cet article est qu’il ne s’agit pas d’une injonction à devenir le MPP (Mec Polyamoureux Parfait — clin d’œil à la PPP, Personne Polyamoureuse Parfaite), mais bien d’une invitation à s’interroger sur ce que cela signifie d’entrer en relation avec une femme non monogame (polyamoureuse) et féministe. Qu’il ne s’agit pas de juste « d’ouvrir son couple », de « se dire féministe et polyamoureux », mais de réellement se poser toute une série de questions et d’envisager les relations autrement qu’à travers le prisme patriarcal. [NDT]

http://totamor.blogspot.com/2016/12/como-seria-un-varon-poliamoroso-con.html

Traduction : Elisende Coladan

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Récemment, je partageais sur Facebook, avec des copines très sympas, la conversation que j’ai eue avec un attachant compagnon de vie. Nous étions arrivées, une fois encore, à la conclusion non précipitée, mais probablement avec un préjugé, qu’il était quasiment impossible de connaître un homme polyamoureux en ce qui concerne la conviction et l’éthique. Car cela implique, avant tout, de renoncer aux privilèges patriarcaux, qui peuvent même augmenter avec une vie polyamoureuse.

Quand je lis comment se présentent les hommes dans un groupe « poly » sur Facebook, je lis le même discours réchauffé sur leur style de vie, les envies d’ouvrir leur monde, de ne plus mentir, de connaître des filles et/ou des couples et ainsi de suite… Je ne veux pas dire que c’est bien ou mal, mais je ne vois pas d’hommes qui essaient, au minimum, de se poser la question de l’hégémonie de leur masculinité, qui s’interrogent sur les relations de pouvoir et tout ce que cela signifie. Qui se demandent ce qu’est réellement l’amour, ce que ça veut dire être en couple et bien d’autres questions… Par contre, (ah, ça oui !), j’en vois beaucoup qui essaient de draguer avec leurs likes ou qui écrivent des commentaires qui montrent combien ils ignorent tout du féminisme.

Cela fait plus de dix ans que je vis la proposition politique du polyamour et que j’y réfléchis (que j’envisage aujourd’hui plutôt comme un « contre-amour » [1]). Je peux compter sur les doigts d’une main ceux qui travaillent à détruire les leurres de la virilité et font leur boulot de déconstruction patriarcale, ceux qu’on peut vraiment considérer comme des alliés

Face à cette constatation, une copine me demandait, avec acuité : un homme [2] polyamoureux avec conviction et éthique, ce serait comment ?

Voici ma réponse que je partage aujourd’hui publiquement :

Pour commencer, c’est plutôt complexe d’avoir à établir un « profil » d’homme polyamoureux avec conviction et éthique. D’abord, parce que je ne suis pas un homme et comme je n’ai pas leur corps, et que je n’ai été élevée en tant qu’homme, je ne peux pas me mettre dans leur peau. Cependant, ce que je peux me permettre, c’est de parler du type d’homme avec lequel j’aimerais pouvoir avoir une relation affective en tant que femme féministe.

[Je ne sais pas trop comment nommer les masculins. Le mot « homme » ne me plait pas. […] Personnellement, en général, je ne fais pas référence aux masculins, au quotidien, je choisis de leur demander comment ils souhaitent être appelés et, au-delà des pronoms, j’apprécie de les connaitre en tant que Manuel, Carlos ou Ramón, par exemple.] Une personne considérée socialement comme masculine (de manière indépendante de ses organes génitaux).

Je suis intéressée par celui qui désobéit et encore plus si cette désobéissance est en relation avec son propre genre, c’est-à-dire s’il s’en fout pas mal si on l’appelle « gay », « putain », « homo », s’il n’est pas « intéressé » par l’idée d’avoir à « sauver » sa masculinité, mais s’il interroge de manière précise tous les imaginaires sociaux qui accompagnent l’étiquette « homme », « masculin », « mec » et connexes. S’il ne fait que les assumer sans se poser de questions, avec tout l’imaginaire associé au patriarcat que cela comporte, alors, il nous sera impossible de faire équipe et d’avancer ensemble. Qu’il renonce à se voir comme un chevalier, comme un prince charmant ou comme n’importe quelle image du même acabit, qu’il renonce à toutes les catégories de genre qui le nomment avec une vision androcentrique, qu’il se cherche et qu’il cherche, et qu’il ne reste, jamais, dans une zone de confort.

Qu’il reconnaisse qu’il a été éduqué avec des privilèges qui l’ont mis au centre de la pensée et que, par conséquent, il fasse un travail exhaustif pour questionner tout ce qu’on lui a présenté comme étant normal, naturel et nécessaire. Qu’il ne lutte pas pour avoir le beau rôle, qu’il soit plus à l’écoute, qu’il parle sans en imposer, sans enseigner, sans s’approprier la parole, mais en la partageant. Qu’il cesse catégoriquement d’être le complice des autres hommes, avec leurs blagues, leurs commentaires ou leurs bruits de couloir, qu’il établisse son propre positionnement, même si cela implique de ne plus être d’accord avec sa famille ou ses potes machistes (si tu es de ceux qui « par jeu » acceptent les blagues sur « les filles », « les putes », « les salopes » et d’autres terribles clichés sexistes, pars, éloigne-toi immédiatement).

Qu’il questionne l’exercice du pouvoir qui lui a était enseigné à partir de l’hétérosexualité (ici entendue comme régime politique) non seulement en tant qu’exercice de rencontre érotique et affective mais aussi comme un entrelacs social et idéologique. Qu’il ose explorer son corps. Par exemple, avant de demander à avoir du sexe anal, qu’il partage d’abord son cul (quel délice de jouer avec un « strap-on ») et qu’il en comprenne le plaisir, qu’il ose explorer ses sensations et qu’il sache tisser une connivence érotique pour vivre des moments partagés, en se posant la question du désir colonisé (s’il a des soucis avec les poils aux aisselles, les chairs abondantes ou s’il n’arrête pas de parler d’un « corps de rêve », alors ouste : je ne veux rien avoir à faire avec lui).

Qu’il lutte contre ses peurs, ses colères, ses insécurités, qui se traduisent en démonstrations de contrôle (parfois de manière subtile, d’autres contendants, mais toujours violents, toujours cette violence), où il demande des certitudes, établit des « hommenismes » de vigilance contre sa « partenaire » au « nom de l’amour », qu’il jalouse, conquière et séduit. Qu’il se rendre compte des dialectiques du maître et de l’esclave (selon Hegel) qui entrent en jeu dans les relations actuelles et qu’il en questionne la provenance. Qu’il ne « vende » pas et ne me « vende » pas du rêve et remette tout à un hasard métaphysique. Si un homme utilise dans son champ lexical les termes « conquérir », « séduire », « je l’ai prise », « je l’ai draguée », « elle m’a envoyé dans la « friendzone » » etc, sans se poser la question de leurs implications idéologiques, il est temps de dire adieu et rapidement.

Qu’il lise, lise beaucoup, non pas afin d’arriver à être un « mec progressiste de type intellectueloïde », mais qu’il s’autorise à bien placer historiquement les différents discours qui soutiennent la pensée amoureuse. Qu’il comprenne le discours sur le pouvoir de « l’amour », sur les débuts du mariage, les implications de la monogamie et le couple, les complexités de la famille nucléaire. S’il commence par dire qu’il recherche « sa moitié », qu’il se sent seul ou qu’il aimerait se sentir complet, je pars en courant. Je suis intéressée par un compagnon avec qui partager tous nos manques, nos doutes et nos incertitudes. Je ne souhaite pas qu’on me donne, ni je ne souhaite donner de la stabilité, mais je veux de la réflexion partagée. Je ne veux pas d’homme féministe (ils ne peuvent pas l’être) mais d’un allié.

Qu’avant de nous donner « des titres nobiliaires de possession » et de les défendre devant le monde entier : « ma copine », « ma fiancée », « ma femme », « ma », « ma », « ma »… nous soyons compagnons, amis, complices et par la même notre vie commune sera faite de joie, de fraicheur, de pactes, d’accords à court ou moyen terme. Que nous essayions, que nous cherchions, que nous inaugurions des formes effectives de communication, que nous travaillions ensemble face aux suppositions, contre les vices du « je sais bien de quoi tu parles… » et tout ce qui use les relations. De la créativité, beaucoup de créativité. L’amitié est un exercice politique qui a bien des coins et des recoins à explorer.

Qu’il ait sa propre vie, ses ami.e.s, ses envies, ses actions en tant que personne singulière. Qu’il n’ait pas besoin de moi, qu’il ne m’idéalise pas, qu’il ne me transforme pas en « la femme de ses rêves », qu’il me respecte, qu’il se respecte et construise sa vie pour lui et avec lui. Nous nous accompagnons, nous ne nous possédons pas. Nous sommes des personnes autonomes et libres, et non pas de la glu.

Qu’il détruise ou déconstruise les rôles de genre. Qu’il écarte les jeux de compétitivité, de hiérarchie, du pseudo dilemme émotion/raison. S’il ne voit pas les relations de manière horizontale, je n’entre pas dans sa vie. Décolonisons, s’il-te-plait !

Qu’il soit partant pour établir des accords de communication, d’engagement et d’honnêteté. Non pas d’une honnêteté forcée ou de confessionnal, mais faite d’un bonheur qui se sent et qui se pense. Et oui, cela lui coûtera, très certainement, de lâcher prise. Nous sortons de très nombreuses années, de siècles de « jen’aipasbesoindeparler, jenepartagepasmesémotions », c’est pour cela que sa vulnérabilité, sa mise à nu, doivent être radicales. Un travail conjoint de dé-romantisation de tout ce que nous pensons exact et unique.

Que notre engagement ne soit pas seulement de prendre soin l’un de l’autre, dans le sens de « faire attention à l’autre », mais de prendre également soin de la relation. Ce qui implique que, si l’un des deux a une autre relation, il y ait des accords simples et basiques pour gérer les émotions, les sentiments qui se sont établis. Je ne demande pas de la compersion ou de la compréhension instantanée, je ne demande pas que l’on m’accompagne à mon rythme, mais je souhaite des initiatives pour soulager la douleur (comprendre la culpabilité et la souffrance comme des émotions issues de l’inconscient de la société patriarcale). Je veux et je donne une écoute active, je veux et je donne de la transparence.

À partir de cette perspective, si tu souhaites entrer en polyamour (même si je te suggère de bien faire attention et de ne pas le voir comme une panacée universelle) et tu es né dans un corps d’homme, je te suggère de passer en revue toutes les notions de renoncement, de questionnement et de désobéissance.

Un pari qui est quasiment impossible si tu conserves tous tes privilèges.

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[1] L’autrice utilise cette expression (qu’elle explique dans cet article en espagnol), car elle considère l’amour comme une catégorie politique, culturelle, de genre, classe et ethnie.

[2] J’ai traduit « varón » par « homme ». Mais, en fait, en français, il n’y a pas d’équivalent, car ce mot veut dire, selon les contextes : « homme », « garçon » ou « mâle ». J’aurais pu choisir « mâle », mais je trouve que la traduction en espagnol en est plutôt « macho » que « varón ».

Ce n’est pas toi, c’est la structure: déconstruction de la polyamorie féministe. Coral Herrera Gómez

poliamor-coral-herreraIllustration de la Señora Milton

Coral Herrera Gomez est Docteure en Humanités et Communication Audiovisuelle, avec une spécialisation en Études de Genre. Madrilène, elle réside au Costa Rica[1], pays cher à mon cœur.

Coral et moi, nous nous connaissons depuis déjà quelques années, grâce aux réseaux sociaux. C’est elle qui, la première, m’a dit que ma manière de vivre les relations était « queer ». Grâce à elle, j’ai beaucoup appris sur la construction des mythes de l’amour romantique dans notre société occidentale et combien, tout en en étant imprégnée (comme chacun.e d’entre nous), je m’en éloignais par bien des aspects. 

J’ai suivi son cours en ligne « Señoras que… dejan de sufrir por amor. Porque otras formas de quererse son posibles » (« Mesdames qui … arrêtent de souffrir par amour. Parce que d’autres manières d’aimer sont possibles »), avec un groupe de femmes, il y a 3 ans. Ce fut un cours de 8 semaines d’analyse et de réflexion intense sur nos mécanismes, nos modèles et nos croyances amoureuses, qui m’a beaucoup apporté et dans lequel je pense également avoir apporté, notamment au niveau de la sexualité féminine. 

Dans cet article, Coral réfléchit et analyse ce qui se passe dans le polyamour féministe qui construit de nouveaux mythes et une nouvelle utopie.

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Article original paru dans Pikara Magazine

http://www.pikaramagazine.com/author/coral-herrera/

Traduction : Elisende Coladan

Sur les plans théorique et discursif, nous sommes en train de commencer à bien enrayer le modèle de l’amour romantique, en dépit du fait que l’on ait des siècles de patriarcat derrière notre façon de le vivre émotionnellement.  Le polyamour génère, lui aussi, des mythes, des happy ends, des processus enrichissants, des expériences fascinantes, des déceptions et des frustrations diverses et variées.

La polyamorie féministe est une nouvelle utopie collective pour celles qui rêvent d’un monde égalitaire, féministe et multiple. Dans ce monde idéal, nous, les femmes, ne serions pas divisées en deux groupes, les gentilles (fidèles, soumise et sans désir sexuel) et les méchantes (nymphomanes, salopes et libres). Nous aurions toutes le droit d’avoir les relations que nous voudrions sans nous sentir coupables, sans avoir à rendre de comptes à quiconque, sans déclencher un scandale, sans que l’on nous insulte, nous discrimine ou on nous tue pour cela.

En outre, nous aurions bien plus de temps pour aimer, pour profiter de la vie et de l’affection reçue, pour rechercher et construire des relations diverses, avec ou sans sexe, avec ou sans romantisme. Dans un monde polyamoureux féministe idéal, nous n’aurions pas honte de nos corps : le péché et la culpabilité n’existeraient pas. Nous pourrions vivre notre sexualité et nos orgasmes multiples, sans traumatismes ni complexes.

Nous construirions une espèce d’éthique amoureuse pour éviter les conflits romantiques et les luttes de pouvoir, et nous apprendrions à nous unir et à nous séparer avec tendresse. Avec ce code, l’objectif général serait de prendre soin des autres et de nous-mêmes, d’apprendre à résoudre les conflits sans violence, d’éviter la souffrance inutile et d’apprendre à savourer l’amour et la vie.

Dans le monde de la polyamorie féministe et queer, nous ne serions ni égoïstes, ni jalouses, ni possessives, et nous ne souffririons pas si notre partenaire tombait follement amoureux.se d’une autre personne et avait besoin d’espace pour vivre ce bouleversement amoureux. Nous pourrions arriver à être, alors, des personnes humbles et généreuses qui aiment leur liberté et celle des autres. Nous serions moins égocentriques, car nous n’éprouverions pas le besoin de nous sentir uniques ni spéciales pour quelqu’un 24h/24. Nous n’aspirerions pas, comme actuellement, à être le centre de l’Univers de la personne aimée, car, dans le monde polyamoureux, il n’y a pas de centres, il ne s’agit que de réseaux interconnectés. Tous les sentiments se trouveraient au même niveau, sans hiérarchies : chaque couple se construirait à partir de l’interaction et du présent, il n’y aurait pas d’amours clandestines et l’amour ne se refermerait pas sur lui-même, mais flotterait librement, en se multipliant et se diffusant.

Dans la polyamorie féministe, il n’y aurait pas d’étiquettes qui nous distinguent et nous classent comme hétérosexuelles, lesbiennes ou bisexuelles, car ce ne serait pas des identités, mais des états temporaires, des transitions de l’être dans l’espace et le temps dans lesquels nous circulerions sans problème. Le masculin et le féminin arrêteraient d’être des états purs : nous n’aurions à donner d’explications à qui que ce soit sur notre genre, nos orientations (sexuelles), nos goûts et appétences, parce que ce serait sans importance.

La polyamorie féministe serait queer, inclusive et diverse, avec des pratiques et des façons multiples de la vivre. La monogamie ne serait ni mal vue ni associée au patriarcat. Tout le monde pourrait être monogame dans un système polyamoureux féministe, sans que cela suppose un quelconque problème, parce que la polyamorie féministe n’a pas de règles écrites, ni de normes à suivre fidèlement : chacun.e dessine le tissu sexuel, affectif, érotique et romantique qui lui convient, sans avoir à suivre de patrons préétablis, sans se mettre des étiquettes, ni se sentir cloisonné.e par des structures externes.

Par ailleurs, dans ce monde idéal, nous serions tou.te.s des personnes géniales, parce que nous n’aurions ni à mentir, ni à tromper, ni à trahir qui que ce soit. Nous ne nous sentirions pas coupables non plus de ce que nous faisons ou ressentons. Il n’y aurait pas de regrets ni de scènes dramatiques, nous n’aurions pas à avoir honte de nos sentiments ni n’aurions pas à nous en excuser. Nous serions libres d’aimer beaucoup de monde, de différentes façons. Nous serions libres de construire nos relations à notre gré, sans adopter aucune structure qui ne soit pas la nôtre, mais plutôt en en créant une à travers l’interaction avec les autres.

Le réveil sonne et je me réveille en plein XXIe siècle, le patriarcat est encore en bonne santé, nous l’avons bien ancré dans notre ADN et ce monde polyamoureux féministe n’existe pas (encore) en tant que tel. Le patriarcat est l’enveloppe dans laquelle se manifeste notre réalité et il est à l’intérieur de chacun.e d’entre nous, que l’on soit hétéro, lesbienne ou bi, que nous pratiquions la monogamie ou l’amour libre.

Sur le plan théorique et discursif, nous sommes en train de faire de grandes ruptures et nous le voyons clairement, sur le plan émotionnel, par contre, nous avons un long chemin à parcourir. Je ne suis pas certaine que le changement émotionnel soit quelque chose qui puisse se faire uniquement en le souhaitant et en travaillant dur, car nous avons beaucoup de siècles de patriarcat derrière nous. J’incite toujours à passer de la théorie à la pratique, mais j’admets que c’est bien compliqué : moi-même, j’ai du mal à être totalement cohérente et je ne peux pas m’empêcher de ressentir ce que je ressens, même si je fais tout pour y arriver.

Notre culture entière est basée sur le mythe du « quand on veut, on peut » ou, ce qui revient au même, sur cette idée absurde que vend le mythe du rêve américain (n’importe qui peut arriver à être président des États-Unis, il suffit d’y travailler dur). Nous avons cru qu’avec beaucoup de bonne volonté, de joie, d’effort, de discipline et un peu de chance nous pourrions parvenir à réaliser tout ce que nous voulions.

Tant et si bien que les gourous nous assurent qu’il est plus facile de gagner au loto si on le souhaite intensément et qu’on place toute notre énergie dans cet espoir. Le secret de la postmodernité c’est « yes, you can » : « oui, tu le peux ». En suivant cette logique, on peut cautionner l’idée que le marché du travail soit terrible et que le nombre de chômeurs soit indécent et que, par ailleurs, il soit possible d’obtenir ce que les autres ne peuvent pas atteindre. Parce qu’on est spécial, parce qu’on le vaut bien, parce que nous pouvons faire de nos rêves une réalité (…et les autres, qu’ils se débrouillent).

C’est donc avec cette même logique — celle qui nous fait maigrir, si nous le voulons — que nous pouvons nous dépatriacaliser et éviter la monogamie, si nous le voulons. C’est bien selon cette logique qu’il y a autant de personnes en train de suivre des régimes amaigrissants ou de se faire faire des liposuccions ; c’est toujours selon cette logique qu’il y a tant de personnes à l’œuvre, cherchant à se débarrasser de concepts comme ceux de la propriété privée, de l’exclusivité, de la possessivité et tout ce qui restreint notre désir ainsi que notre liberté d’aimer.

Dans l’état actuel des choses (c’est-à-dire dans le patriarcat capitaliste postmoderne), nous voulons tester, nous aventurer et essayer. Nous voulons faire de nos rêves une réalité et nous transformer en personnes ouvertes et généreuses qui ne ressentent jamais la jalousie ni ne limitent la liberté, pour leurs compagnes ou compagnons, d’avoir d’autres partenaires. Tout comme nous sommes en train de déconstruire la maternité patriarcale et d’autres structures, comme l’amour romantique ou la démocratie patriarcale, nous voulons également déconstruire la monogamie en construisant une utopie polyamoureuse dans laquelle nous allons toutes être plus mûres, cohérentes et heureuses.

Nous nous prenons une claque lorsque nous réalisons que nous n’avons pas les outils pour y parvenir. Nous avons la théorie, mais il nous manque les outils pour mener à bien une telle transformation. Nos connaissances concernant la gestion des émotions sont encore limitées et nous ne sommes pas encore suffisamment entrainé.e.s, pour pouvoir les assumer et bien les vivre. Nous savons que le changement doit être à la fois individuel et collectif, mais nous sommes en train d’essayer de transformer un discours en action, à l’aveuglette. Et ce, parce que nous n’avons pas de modèles à suivre, personne n’a la formule magique. Et les références dont nous disposons, dans notre culture, sont si anciennes qu’elles n’ont plus guère de valeur à nos yeux.

Nos sentiments n’évoluent pas aussi rapidement que nos théories et la société n’évolue pas, non plus, au même rythme que nos rêves érotiques et utopiques. Celles d’entre nous qui sommes hétéro constatons au quotidien que nos compagnons ne réfléchissent pas au même rythme que nous. Certes, il y a des hommes égalitaires et féministes qui y travaillent, mais ils sont encore trop peu nombreux.

Ce sont de trop nombreux siècles d’oppression patriarcale, beaucoup trop. Parfois (généralement quand je regarde la télévision dans un bar), je perds ma foi en l’Humanité et je deviens pessimiste, en me demandant combien de siècles il nous faudra pour arriver à intérioriser tous les changements que nous voulons faire. Même si un miracle arrivait juste maintenant et que toute l’industrie culturelle commençait à lancer des messages d’un autre genre, nous racontant des histoires avec d’autres trames, d’autres personnages et d’autres happy ends, nos structures émotionnelles ne changeraient pas immédiatement. Parce qu’elles sont vraiment enracinées en nous : nous en héritons à travers la famille, l’école, les films et les chansons. Il n’est donc pas si facile que ça de se vider de toute cette charge culturelle. En plus, nous croyons avec dévotion en la magie de la transformation instantanée, c’est pour cela que nous utilisons des amulettes, des totems, des talismans, des figurines et des pierres sacrées, de la même manière que les héros de nos contes parviennent à faire ce qu’ils veulent en frottant une lampe d’Aladin, en embrassant un crapaud, en tuant un dragon, en portant une bague…

Eh bien non, nous n’allons pas nous lever un bon matin en découvrant que nous ne sommes plus jalouses. Peut-être en cours de route découvrirons-nous des outils pour apprendre à la gérer et pour éviter qu’elle n’affecte nos êtres chers. Mais les émotions ne disparaissent pas de nos corps par magie, car elles se sont construites à grand renfort de mythes.

Chacun.e d’entre nous a intériorisé ces mythes à travers nos propres récits, c’est pour cette raison que déconstruire le romantisme patriarcal et nous déconstruire nous-mêmes n’est pas facile du tout. Cela peut être même extrêmement douloureux. Je crois que cela explique pourquoi il y a tellement de personnes tourmentées par les peurs et les profondes contradictions postmodernes : ce que j’aimerais qu’il y ait et ce qu’il y a, ce que je pense et ce que je ressens, ce que je dis et ce que je fais, ce que je suis et ce que j’aimerais être.

Beaucoup d’entre nous veulent passer de la théorie à la pratique en parvenant à une totale cohérence entre nos discours, nos actions et nos sentiments. Mais personnes n’est complètement cohérent dans ses idées. Et après avoir reçu par intraveineuse autant de théorie patriarcale depuis notre plus tendre enfance et notre adolescence (nous avons appris à aimer de manière monogame et patriarcale), désapprendre tout cela est extrêmement complexe.

En ce qui me concerne, je me complique de moins en moins l’existence et je m’adapte à tout ce qui m’arrive. Selon mes envies et selon l’interaction que j’ai avec l’autre personne, je suis parfois hétéro, parfois lesbienne, parfois je suis monogame, parfois pas. En ce moment, par exemple, je suis hétéro et monogame, et dans d’autres phases de ma vie, j’aborde la relation d’une autre façon. Dans ma pratique amoureuse, je construis les relations au gré de ce qui vient : avec chaque personne, j’établis des pactes qui peuvent être révisés ou se transformer à tout moment. Cela dépend de mon ressenti, de mes besoins et envies, des siennes, de ce que chacun.e d’entre nous souhaite… Chacun.e est différent.e des autres. Et moi-même, je change avec les années, si bien qu’à chaque fois l’expérience amoureuse a été différente. En ne me mettant pas dans un carcan qui ne correspond à aucun style amoureux, je me suis sentie plus libre d’explorer et d’essayer de nouvelles choses… J’ai rencontré de grands succès dans mon parcours de vie (par exemple, aujourd’hui, je suis bien moins jalouse que pendant mon adolescence) et j’ai encore bien des aspects à travailler. Ce que j’évite vraiment, c’est de suivre des modes, des standards, des solutions totalisantes ou des vérités absolues.

J’adore le fait qu’il existe une grande diversité de manières d’aimer. Mais je fuis les religions de l’amour qui vous assurent avoir trouvé la formule magique pour être heureux. Le polyamour, par exemple, est à la mode, mais c’est aussi une structure qui nous vient du dehors, c’est-à-dire que nous ne l’avons pas créée nous-mêmes. Même si cela répond à un certain nombre de problèmes, cela nous en apporte d’autres : ce n’est pas une panacée, ni une rédemption. Pour certaines personnes, ça fonctionne très bien, alors que d’autres souffrent horriblement en essayant de s’adapter à cette nouvelle structure. Parce que chaque structure a ses propres problèmes.

L’utopie polyamoureuse est tout aussi romantique que l’utopie monogame : le polyamour génère également des mythes de happy ends, de processus enrichissants, d’expériences fascinantes et de paradis sur mesure. Et c’est pour cela qu’il génère aussi des déceptions et des frustrations diverses et variées, si, malgré nos efforts et notre bonne volonté, nous réalisons que nous n’y parvenons pas. Nous y mettons tout l’amour du monde, mais cela nous fait mal… Alors, que faire ? Et nous voici de retour vers la dichotomie patriarcale : soit nous retournons à la monogamie, soit nous rompons avec celle-ci. Retourner à la monogamie suppose de trahir son  entourage et de se trahir soi-même, c’est retrouver un certain confort en connaissance de cause, c’est revenir au double régime de la morale, à l’hypocrisie, au désir d’exclusivité. Et on se sent patriarcale alors que la dynamique générale est d’aller vers l’ouverture totale.

Rompre avec la monogamie implique non seulement de nager à contre-courant au niveau du politique et du social, mais aussi d’aller à contre-courant de toutes les émotions et les sentiments dont nous avons hérités et qui sont en nous, qui vivent en nous, nous influencent, nous limitent, nous conditionnent. Il s’agit alors d’une double bataille : on lutte contre la monogamie capitaliste hétéro-patriarcale et en même temps, on lutte contre ses propres sentiments monogames, capitalistes et patriarcaux. C’est-à-dire, contre soi-même.

Et, parfois, on se demande : « Est-ce que cela vaut vraiment la peine de lutter autant ? » ou encore « Mais pourquoi donc ne suis-je pas en train de m’amuser, est-ce que le rythme que je m’impose est trop fort et que j’ai besoin de plus de temps pour mon propre processus, est-ce que c’est parce que ce n’est pas une bataille personnelle, mais bien collective et que je ne peux pas affronter un changement aussi énorme toute seule ?

On finit par souffrir tout autant de la monogamie que du polyamour, et ce, parce que la structure amoureuse ne cesse d’être patriarcale. Aimer librement serait bien plus facile si la culture dans laquelle nous vivions n’était pas basée sur l’individualisme, la propriété privée, les hiérarchies, les luttes de pouvoir, les interdits et les tabous. Aimer librement serait possible dans un monde sans machisme, sans morale hypocrite, sans exploitation économique de la grande majorité par quelques-uns. Aimer en liberté serait plus facile, si nous, les femmes, pouvions avoir une plus grande autonomie financière, si nous ne dépendions pas économiquement des hommes, si nous ne souffrions pas de discrimination et de violence.

Nous pourrions aimer librement si nous nous organisions d’une autre manière, si le couple monogame hétérosexuel cessait d’être le pilier de notre système, si on arrêtait de nous bombarder avec cette idée de « normalité », si nous vivions dans un monde diversifié et égalitaire, si nous avions les moyens nécessaires pour jouir de tout cela. Mais nous ne les avons pas, alors nous nous libérerons de certaines oppressions et nous nous en imposons d’autres ; nous cassons des mythes et nous en construisons d’autres, nous substituons nos croyances et nos tabous par d’autres et nous terminons par nous sentir emprisonnées comme dans n’importe quelle autre structure.

Pour nous libérer, il faut en finir avec ces structures qui nous viennent du dehors et construire les nôtres. Entre la monogamie absolue, mensongère et le polyamour bon enfant et bienheureux, il y a bien d’autres alternatives. Nous n’avons pas à nous diviser en deux groupes, nous n’avons pas à choisir l’un ou l’autre modèle. Entre le blanc et le noir, il existe toute une gamme de couleurs et de nuances aussi variées qu’il y a de personnes et aussi diverses que les relations que nous construisons entre nous.

Je crois qu’on est plus heureux.euse sans être esclave des modes, en nous laissant guider par les envies du moment, sans étiquettes qui nous limitent et nous conditionnent. Je crois qu’il n’y a pas de formule magique pour moins souffrir et en profiter plus : nous vivons dans l’ère de la customisation et il revient à chacun.e de se confectionner sa propre utopie, sa propre Réalité et ses propres structures. Ce qui sert à un.e ne sert pas à tou.te.s. Et ce qui a été utile à une étape de notre vie ne l’est plus à une autre, car on change avec les années, on s’améliore et on grandit en tant que personne, on accumule des expériences qui nous amènent à dessiner un autre type de stratégies, et à avoir d’autres types de problèmes.

Le processus de changement doit être individuel, mais également collectif : c’est plus simple lorsqu’on peut échanger avec d’autres personnes tout au long du processus : échanger des outils, des doutes, des problèmes, des théories et des pratiques. Et ce, afin de remettre en question les mythes (monogames ou polyamoureux), les normes, les modes, les interdits et les oppressions qui pèsent sur notre culture amoureuse. Nous sommes de plus en plus nombreux.ses à avoir envie d‘investiguer et de déconstruire le patriarcat, à revendiquer la diversité sexuelle et amoureuse, à travailler personnellement et collectivement dans le but d’arriver à une transformation totale (sexuelle, économique, politique, sociale, affective et culturelle). Néanmoins, ce travail de déconstruction des structures ne doit pas revenir à être obligé de supporter de nouvelles structures tout aussi tyranniques et douloureuses. Que chacun.e se construise la sienne en accord avec ses goûts, ses besoins et ses envies. Dans ces ruptures et changements, il est fondamental de pouvoir élire librement les manières de nous chérir et de nous aimer.

Le romantique est politique : le processus de transformation est individuel et collectif, mais il doit être amusant.

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[1] Elle a quitté ce pays en 2020 et vit actuellement en Espagne.