Amour bien ficelé, mais sexe déchaîné

RAQUE OGANDO

Après une pandémie, trois ans et demi de silence, des formations[1], beaucoup de travail et des visites fréquentes et sans discontinuité de ce blog par des lecteurices, ce texte m’a donné de nouveau envie de traduire et de reprendre mes publications (qui resteront, probablement, très sporadiques).

Il y a peu, Brigitte Vasallo[2], disait qu’elle n’avait pas publié de nouveau bouquin sur les non-monogamies car il n’y avait rien de nouveau sur le sujet. C’est bien mon impression. Je dirai même qu’il y a une profonde stagnation de la réflexion sur le thème, avec des redites[3], pas toujours judicieuses, qui l’accompagnent.

Ici, une réflexion sur l’amour qui est en train de prendre l’apparence d’une « science » qui nous permettrait de décider de la forme que doivent prendre nos relations amoureuses et la résistance à parler, à politiser, nos relations sexuelles dans une société où prendre un café ensemble paraît plus engageant qu’un coup d’un soir !

Traduction : Elisende Coladan


Amour bien ficelé, mais sexe déchaîné

RAQUE OGANDO[4]

Si auparavant, l’amour était une plante qu’il fallait arroser quotidiennement, maintenant c’est une jardin botanique. Et cette nouvelle manière de jardiner, que nous appelons « responsabilité affective », est emplie de tâches routinières qui nous font sentir une personne organisée et productive.

Le traitement historique de l’amour consistait à toujours le voir comme une phénomène magique, insaisissable. L’amour était considéré, jusqu’à il y a peu, comme une des grandes énigmes de la nature humaine. Souvent comparé à l’océan, qui est également considéré comme mystérieux, profond, infini, irrésistible. « La mer ne supporte pas de digues », explique Marcos à son père, dans la série « La famille Serrano », en parlant de sa relation avec Eva. Il faudrait lui demander s’il voulait dire qu’il n’est pas possible de contenir la mer ou qu’il n’y a pas à essayer de la contenir, parce que voici une autre norme, celle qui dit « qu’il faut se laisser porter ». Ainsi, l’amour, comme sentiment abyssal (oui, comme ces poissons monstrueux qui ont des organes lumineux, comme le poisson-lanterne, mais sans lanterne, bien sûr, puisque l’amour est aveugle) provoquait plus de thalassophobie que l’océan lui-même. Et, si cela ne suffisait pas, une autre des principales caractéristiques de l’amour c’est qu’il est imprévisible, comme le méchant dans les films, qui apparaît quand on se l’attend le moins.

Grand nombre d’autrices ont signalé comment l’amour romantique a contribué à la domination des hommes sur les femmes. Brigitte Vasallo[5], dans son libre « Pensée monogame, terreur polyamoureuse »[6], par exemple, le met en relation avec les féminicides (p. 165) : « Nous ne pouvons pas continuer à remplir nos réseaux sociaux de photos de couples énamourés et, en même temps, de mèmes contre l’amour romantique parce que c’est ce que doit faire toute bonne féministe. Si nous pensons vraiment que l’amour romantique est nocif, arrêtons de le plébisciter et de penser que le nôtre ne l’est pas, parce qu’il est différent. Chacune de ces photos alimentent le mythe que sans le couple nous ne sommes rien. C’est ainsi que nous retournons encore et encore auprès de la personne qui nous a maltraitée et que nous n’arrivons pas à fuir. Nous sommes le moyen de propagande de la toxicité amoureuse et nous avons une responsabilité collective en cela ».

Les critiques féministes et celles des activistes du polyamour sont tellement nombreuses envers le mythe de l’amour romantique que l’objectif de le désidéaliser est devenu une forme d’urgence et c’est ainsi que notre manière de comprendre et de traiter l’amour est en train de prendre un tournant radical. Maintenant, l’amour semble reprendre le slogan de l’Oréal « Ce n’est pas de la magie, c’est de la science ». Nous sommes en train de donner à l’amour une forme de science sociale, car la désidéalisassions de l’amour passe par le présenter au public comme un objet parfaitement cognitif, calculable, prédictible même.

Cela me rappelle la crise religieuse qui a suivi l’Illustration, quand la société a commencé à questionner le créationnisme et la génération spontanée de la vie, tout allait bien jusqu’à ce que la science-fiction a pratiquement suggéré que nous pourrions fabriquer la vie artificielle en laboratoire. C’est bien représenté par une citation qui court dans la communauté polyamoureuse du populaire instagramer, psychothérapeute et coach, Jaime Gama[7] (@gotitasdepoliamor) qui dit que « l’amour est une décision, pas un accident ». L’amour, selon cette citations, n’est plus prédestiné, ni spontané, mais volontaire : cela fait qu’il dépend de la personne elle-même, dans un essai de lui donner le contrôle sur l’amour même.

Pendant un entretien avec la psychologue et sexologue Isa Duque (@lapsicowoman), Roma de las Heras[8], que s’identifie comme une activiste des relations non conventionnelles, a dit (minute 58 :26) : « Je crois que cela est en relation avec le contexte capitaliste dans lequel nous vivons. Le mental, ces dernières années, a une grande présence, avec l’idée que tu peux décider comment tu veux que soient tes relations. Il existe même un livre qui s’appelle « Concevez votre propre relation ». Cette idée que nous pouvons choisir comment seront nos relations est une supercherie du capitalisme, c’est le récit libéral qui dit que nous sommes des personnes consommatrices qui pouvons nous fabriquer le produit dont nous avons envie. Quand la réalité -et c’est ce qui fait peur- c’est que les relations humaines ne peuvent pas être totalement prévisibles. Nous ne pouvons pas les choisir seules, parce qu’elles impliquent, au minimum, une autre personne. »

J’ajouterai que, en plus d’être libérale, cette idée est très masculine : se montrer stoïque face à la passion, rester imperturbable, essayer d’être invulnérable. Traiter l’amour comme une chose sauvage qu’il faut dominer, comme si c’était inadmissible qu’il reste encore quelque chose d’indomptable par l’homme…

Entrepreneure de l’amour

Nous pourrions parler longuement au sujet de cette nouvelle « formation professionnelle de technicien.ne de l’Amour » : de comment il est disséqué en le structurant en différentes phases (comme la métamorphose des batraciens), du nombre d’hormones (phényléthylamine, déhydroépiandrostérone, ocytocine, …), de l’aspect technique des sigles utilisées (Nouvelle Energie Relationnelle), ERE (Energie Relationnelle Etablie). Il est aussi possible de parler de la culture d’entreprise qui est subjacente à toute cette histoire afin de transformer les relations amoureuses en une espèce de projets d’optimisation accompagnés de leur gestion administrative : l’insistance à négocier et renégocier les termes de l’accord relationnel, de faire le point sur la relation, de nous assurer que toutes nos relations savent comment nous nous sentons, la nécessité de leur porter une attention équilibrée … Nous pourrions parler de « monogamie consciente », mais moi j’entends « monogamie éveillée » ou « monogamie en alerte », « monogamie de garde ». La monogamie qui « contrôle », comme quand on est soûle mais pas suffisamment pour que le portier à l’entrée de la discothèque de ne nous laisse pas entrer. La monogamie doit se tenir sur un pied, tout en se touchant le genou et le nez avec le pouce.

C’est comme si aujourd’hui, alors que les jeunes nous n’espérons plus d’avoir de bonnes perspectives de travail ou imaginer avoir une maison ou avoir des enfants, nous mettions toutes nos attentes dans les relations amoureuses. Si auparavant l’amour était une plante qu’il fallait arroser tous les jours, maintenant c’est un jardin botanique. Et cette jardinerie nouvelle, que nous appelons « responsabilité affective », qui nous amèneà  toute une routine de tâches qui nous permettent de nous sentir une personne organisée et productive. Mais, surtout, cela nous permet de nous sentir épanouies au niveau politique.

Je célèbre la disposition qu’il y a à politiser les relations amoureuses, même si je crois que ce n’est pas la meilleure manière de le faire. Cependant, je ne vois pas que nous soyons disposées à politiser de la même manière nos relations sexuelles. Bien au contraire, j’y vois une résistance à le faire. Il serait impensable de soumettre nos relations sexuelles a un examen aussi exhaustifs comme nous le faisons avec nos relations amoureuses, encore plus quand bien des féministes (individualistes ou prosex) sont sur la défensive au moindre questionnement concernant nos imaginaires et pratiques sexuelles.

Quand on essaie de suggérer que le sexe est également présent dans les structures des relations de pouvoir, qu’il est possible qu’une répartition des rôles au pieu puisse renforcer les rôles de genre, on court le risque d’être accusée de moraliste, d’interventionniste, de taxer l’intime d’autrui. Dernier point qui me semble paradoxal, car c’est comme si nous placions la sexualité sur un plan supérieur de l’intimité par rapport à l’émotionnel. C’est-à-dire qu’il est possible d’explorer l’émotionnel, mais le faire avec la sexualité serait trop interférer, ce serait comme si nous nous mêlions des affaires d’autrui. En revanche, on peut baiser avec une personne inconnue un quelconque samedi soir, et nous pouvons dire que « ce n’est que du sexe », comme si le sexe n’avait valeur aucune.

Il y a un TEDx, très regardé et que je mentionne souvent, intitulé « un café ? Relax, je ne veux rien de sérieux, de Chipi Lozano[9] où elle dit (minute 13:42) “c’est plus intime prendre un café avec quelqu’un que coucher avec lui”. Si c’est vrai que le sexe n’est pas quelque chose d’aussi intime, où est le problème, alors ? pourquoi c’est si hermétique ?

La résistance à politiser les relations sexuelles est la même que lorsqu’il s’agit de politiser la création artistique (l’humour, le cinéma, la musique …)  Et c’est précisément pour cela que les relations sexuelles se rapprochent de l’artistique, en contraposition avec l’amour, qui se rapproche du scientifique. Maintenant, nous associons le sexe à la créativité, l’intuitif, l’improvisation, l’expérimentation, le sensoriel, l’exploration. Ce n’est pas inhabituel que l’on parle du sexe comme un exercice d’auto-découverte, comme dans ces voyages spirituels où on nous dit que nous allons nous trouver à nous-même. Chercher quels sont tes désirs et ce que tu aimes est quasiment un devoir : tu dois essayer. Je dirais qu’il y a quelque chose de l’ordre de la recherche d’une identité dans le sexe.

J’ai toujours pensé que c’est une erreur de comprendre l’identité de cette manière, comme si c’était quelque chose d’interne et statique, où un jour il sera possible d’arriver, si nous creusons suffisamment et non pas comme quelque chose qui est en contact avec l’extérieur, affecté par l’action avec cet extérieur y par conséquent en transformation constante. Il est possible que la clé soit celle-ci, que le côté hermétique des relations sexuelles provoque la crainte que si nous les politisons nous n’arriverons pas à savoir qui sommes-nous « au fond », de comment nous sommes véritablement. Et, évidemment, si nous prenons cette définition de l’identité, selon laquelle se serait une essence, alors, certainement, il n’y aurait rien de plus intime.


[1] En Psychotrauma et en ICV/Intégration du Cycle Vital

[2] https://www.facebook.com/reel/793912029141511

[3] Sans parler des « plagiats ». Il est très important de reconnaître les autrices et de les citer correctement. Nous avons trop de siècles de patriarcat derrière nous, qui nous invisibilisent, pour que cela soit aussi le fait de personnes qui se disent féministes.

[4] https://www.pikaramagazine.com/2023/07/amor-sin-cabos-sueltos-pero-sexo-desatado/

[5] https://nonmonogamie.com/2020/01/09/belles-soeurs-et-crapauds-amour-disney-et-agence-feministe-brigitte-vasallo/

[6] Non traduit en français, mais il y en a de nombreux extraits sur ce blog, sous formes d’articles qu’elle a publié avant la sortie de son livre http://www.laovejaroja.es/bvasallo.htm

[7] Dont je n’avais pas entendu parler auparavant. Il me semble faire partie de ces nombreux « coachs en polyamour » qui apparaissent depuis quelques années surfant sur le courant à la mode des non-monogamies.

[8] https://nonmonogamie.com/2016/06/21/traduction-anarchisme-relationnel-roma-al-reves-es-politica/

[9] ¿Un café? Relax, no quiero nada serio, de Chipi Lozano,  https://www.youtube.com/watch?v=-6RbtPjiwPQ

Belles-sœurs et crapauds. Amour Disney et agence féministe – Brigitte Vasallo

https://revistaidees.cat/es/germanastres-i-gripaus-amor-disney-i-agenciament-feminista/

Traduction Elisende Coladan

Article publié en catalan, espagnol et anglais dans la revue catalane IDEES

Nous savons que les féminicides sont associés à la construction du genre, à la masculinité guerrière et possessive. Mais, elle est aussi associée à notre construction dépendante de l’amour, tant au niveau émotionnel que matériel, dans notre construction de la subjectivité et elle appelle à la collectivisation des lignes de fuite. C’est ainsi que ce texte veut être un article d’autodéfense féministe et de responsabilité partagée dans cette autodéfense. 27 octobre 2019

S’il y a un aspect qui m’intéresse particulièrement dans la pensée critique de l’amour, ce sont les féminicides et la longue liste de violences dans notre vie amoureuse.  Nous savons que les féminicides sont associés à la construction du genre, à la masculinité guerrière et possessive, à l’objectivation [1] de nos vies, à la conquête de notre corps comme champ de bataille qui s’ajoute à la longue liste d’autres champs de bataille. Mais, elle est aussi associée à notre construction dépendante de l’amour, tant au niveau émotionnel que matériel, dans notre construction de la subjectivité, et elle appelle à la collectivisation des lignes de fuite. Les violences appartiennent à celui qui les cause, mais nous devons la lézarder ensemble pour pouvoir nous en échapper. C’est ainsi que ce texte veut être un article d’autodéfense féministe et de responsabilité partagée dans cette défense, en partant de l’idée que le « je » ne s’arrête pas aux limites de ma propre peau, mais s’étend pour arriver à englober toutes les femmes. Ainsi, la violence relationnelle est le pavé jeté dans la mare, afin de voir jusqu’où peuvent aller les ondulations que cela va provoquer.

Il y a une déclaration – qui est presque un aphorisme – sur laquelle il semble y avoir consensus : l’amour romantique tue. Néanmoins, nous continuons à le reproduire parce que, lorsque nous sommes amoureuses, nous sommes tout à fait certaines que notre amour ne nous tuera pas. Comme nous l’annonçons ainsi, nous le validons par là même. Ainsi nous sommes tout à fait sures que nous ne sommes pas en train de valider l’amour qui tue mais plutôt ce bel amour qui devrait nous sauver. Et c’est là que nous nous retrouvons face aux premiers pièges: premièrement, croire que nous devons mettre un terme au sentiment plutôt qu’à la formulation et, deuxièmement, croire que l’amour romantique ce n’est pas notre si bel amour. Même si la beauté est un élément intrinsèque à l’amour.

Nous pouvons commencer à trier le blé de l’ivraie en faisant un peu de recherche archéologique sur ce terme. Le romantisme est un mouvement culturel et politique qui a atteint son apogée au 19e siècle, un siècle d’une santé de fer qui nous accompagne avec toujours autant de force, depuis 200 ans maintenant. En Europe, nous venions de traverser l’époque napoléonienne (quelque chose de plus facile à dire qu’à faire) et un siècle des Lumières qui était devenu extrêmement ennuyeux et, dans un mouvement pendulaire si fréquent dans l’histoire du continent, le romantisme a parié pour l’extrême opposé (tout au moins officiellement, car il n’était pas si différent en substance). C’est ainsi que nous sommes entrés dans une phase d’exaltation sentimentale presque affectée, du je-je-je, du moi-moi-moi, faite de drames, de traumatismes et de brouillards infinis. Essayez un peu le Tannhäuser de Wagner et vous m’en donnerez des nouvelles …

De toute évidence, l’amour est au cœur de tout cela, mais il ne peut pas s’agir d’un amour serein, car ce n’est tout simplement pas assez wagnérien. C’est l’amour comme défi, comme malheur, l’amour qui peut tout conquérir et qui est, en même temps, impossible. Plus il est impossible, mieux c’est. Il y a eu, quelques siècles plus tôt, Roméo et Juliette de Shakespeare, ancrés dans l’imaginaire collectif européen comme une grande histoire d’amour, dont nous connaissons bien la durée et la fin. Dans notre littérature catalane locale, cette fois en plein milieu du romantisme, appelé ici Renaixença, nous avons le merveilleux Àngel Guimerà, dont Mar i Cel (mer et ciel) raconte l’histoire de l’amour condamné entre Blanca et Saïd, noble chrétienne et pirate musulman, dans le contexte de l’expulsion des Maures d’Espagne, qui vont connaître un amour au-delà de la mort et, qui plus est, symbolisé par la mer et le ciel qui se retrouvent éternellement à l’horizon.

Toute cette exaltation de l’amour comme quelque chose de difficile, comme un sacrifice, comme le sens ultime de tout, a pris racine. De profondes racines. Combinées à la construction sociale des femmes qui prennent soin des autres[2] ainsi qu’à la construction de la subjectivité, elle a produit un dangereux cocktail de confusion entre l’amour et la violence et entre l’amour et l’acceptation personnelle de la violence parce que l’amour peut tout supporter. En fait, pour être tout à fait exacte, l’origine de ce cocktail, reprenant le fil proposé par Gloria Steinem[3], réside dans la confusion entre l’amour et la romance, l’amour et les contes de fées, et même entre l’amour et faire la cour.

Donc, quand nous parlons d’amour romantique, nous ne parlons pas des attentions: nous ne parlons pas de dîners aux chandelles, de couchers de soleil et de nous regarder amoureusement dans les yeux. C’est quelque chose que nous devrions faire plus souvent, et nous devrions nous rendre compte que nous le faisons avec beaucoup plus de personnes et beaucoup plus de choses qu’avec uniquement notre partenaire. Nous sommes  fascinées par le féminisme, les manifestations nous émeuvent, nous avons des dîners avec nos copines qui n’ont rien à envier à ceux que nous avons avec qui nous considérons comme nos «amours», comme si nous ne considérions pas nos copines comme telles, et nous regardons des couchers de soleil seules avec nous-mêmes, trouvant parfois qu’il nous manque la présence de quelqu’un de significatif, comme si nous-mêmes n’étions pas assez significatives.

Lorsque j’ajoute la couche d’amour Disney, j’ajoute le paradigme des contes romantiques pour enfants, que les films de Disney continuent de transmettre aujourd’hui. Si nous continuons à nous raconter ces histoires, c’est parce qu’elles contiennent des informations transmissibles qui sont socialement acceptées et, en tant que telles, rendues invisibles et normalisées. Nous avons beaucoup parlé du prince, en raison, je le crains, de la difficulté que nous avons à en analyser les lignes horizontales sans être piégé dans la verticalité, dans la relation avec le pouvoir primaire qu’il représenterait. Cependant, les contes Disney contiennent des fils importants dans la complexité de notre construction de l’amour qui vont au-delà de l’analyse stricte du couple.

Examinons cela de plus près: Cendrillon, par exemple, la protagoniste des contes, est belle et gentille, deux adjectifs qui vont ensemble pour former une maxime romantique également illustrée par les mots du poète (romantique) Keats,  » la beauté, c’est la vérité ». Il y a une série de valeurs morales associées à la beauté physique ou, plutôt, nous comprenons de manière inconsciente (et systémique) que la bonté a un impact sur l’aspect externe des gens: mais notez que ce sont des aspects externes et des beautés qui sont complètement normalisées par des normes qui ont été établies par le capitalisme autour de la mode et des cosmétiques et transpercées d’un regard extrêmement patriarcal, raciste, validiste et classiste, au minima. Et hétérocentré, évidemment. Mais tout cela n’est qu’une note en bas de page, car ce n’est pas vraiment le sujet de cet article. Cette belle et gentille jeune femme est entourée d’autres femmes laides et mauvaises … les belles-mères, les belles-sœurs … les femmes qui font partie d’une famille «artificielle», une famille «mauvaise» qui n’est même pas une relation de sang. Il y en aurait également assez pour écrire un autre article, mais ne nous laissons pas distraire. Ces femmes qui l’entourent la détestent, lui rendent la vie impossible, et tout au long du récit, il est évident que notre protagoniste, Cendrillon, est meilleure qu’elles. Meilleure. Attention à la première marque de confrontation féminine. Plus jolie, plus douce, plus attentionnée, plus innocente, plus propre et encore bien plus de diktats sur le genre. Et toute l’histoire raconte comment Cendrillon obtient ce qu’elle mérite. Elle le mérite parce qu’elle le mérite, désolée pour la tautologie mais je m’énerve ici. Et quand cette supériorité sur les autres femmes sera-t-elle révélée? Tadam !! Roulements de tambour, s’il vous plaît, maestro… Quand quelqu’un avec tous les avantages de genre et de classe, quelqu’un de plus puissant, un seigneur et un maître, pour le dire franchement, la choisit. Je mentionne le privilège de classe parce que ce n’est pas le garçon d’à côté et, évidemment, pas la garçonne d’à côté. Genre et privilège de classe. Alors, il la choisit et elle accepte ce choix, car la possibilité qu’elle ne le fasse pas n’est même jamais évoquée. L’acceptation est un fait, par défaut. Imaginez que le prince arrive et que Cendrillon lui dise, « mec, désolée, mais tu ne me plais pas » … Cela est inimaginable, j’en ai bien peur, car nous les femmes, nous Cendrillon, nous ne laissons jamais passer l’amour®. C’est exactement ça. Cendrillon gagne et les autres femmes perdent. Et voilà !

C’est exactement comme ça que l’amour romantique tue. Il tue parce qu’il nous confronte, parce qu’il nous isole, il tue parce qu’il fait passer l’amour®, c’est-à-dire notre partenaire, avant tout. Et quand la violence survient, vous m’expliquerez comment c’est possible de déconstruire cela, comment intégrer que ce qui aurait dû être le meilleur qui pouvait nous arriver, ce qui nous donne de la valeur et de l’estime de soi, se révèle être un tas de fumier. Comment en sortir? Parce que nous sommes toutes embarquées dans cette galère.

Il y a beaucoup de fausses idées sur l’amour Disney qui le protègent, même parmi les féministes. L’une d’elle est que l’amour Disney ce n’est pas le véritable amour, mais autre chose. Évidemment, ce que chacune de nous ressent quand nous tombons amoureuses c’est : L’Amour! Ainsi, nous arrivons à la conclusion que l’amour Disney c’est ce que les autres ressentent: nous le signalons (chez les autres) et nous continuons, satisfaites de nous-mêmes. Déconstruisons cela un peu, d’accord? Lorsque nous parlons de «Disney» ou de l’amour romantique, nous faisons référence à la construction, pas au sentiment. Nous ressentons ce que nous ressentons et nous ressentons ce que nous pouvons ressentir. C’est ainsi que nous construisons l’amour, et ce qui est dangereux, c’est comment nous le construisons. De plus, ce que nous ressentons est également une construction. Permettez-moi de vous donner un exemple très utilisé mais toujours très utile. Si nous imaginons faire une promenade nocturne dans un cimetière seule, nous avons peur, et si nous le faisions, nous aurions probablement peur de mourir. Cependant, il n’y a jamais eu de cas enregistré (dans toute l’histoire!) de morts se levant de leur tombe pour tuer quelqu’un, ni de violeurs violant quelqu’un après leur mort, ou quoi que ce soit de ce genre. Et nous pouvons être sures que les vilains méchants ne traînent pas dans les cimetières la nuit, car il n’y a rien à faire là-bas. C’est probablement l’un des endroits les plus sûrs au monde. La peur que nous ressentons est donc une peur socialement construite.

Bien sûr que nous ressentons l’amour, mais c’est aussi quelque chose que nous construisons. Il y a toute une série de rituels impliqués dans le fait d’être amoureuse parce qu’être amoureuses est un diktat de genre, parce qu’être une femme c’est être amoureuse, même si cela est dissonant. Je connais la théorie par cœur, mais je regarde également les réalités sur le terrain et les rares périodes de notre vie que nous passons en dehors des relations avec les partenaires, et comment nous considérons ces périodes comme des espaces en creux entre les relations. Pour tomber amoureuse et faire en sorte que les autres le fassent, nous créons des mythes, nous créons des récits de prédestination, nous resignifions les souvenirs de nos vies pour que nous nous retrouvions là, dans cet amour, dans cette relation. Et faire tout cela ne signifie pas que ce que nous ressentons n’est pas réel. Cela ne signifie même pas que c’est «mauvais». Mais, de la même façon que nous avons compris la construction du genre, il n’en est pas moins réel, il serait nécessaire de comprendre le fait d’être amoureuse de la même manière, et d’en comprendre la performativité.

Une autre chose que nous assumons sur le fait d’être amoureuse et qui (pour moi) contredit frontalement la pensée féministe est le manque d’action lorsque l’on tombe amoureuse. L’idée que c’est inévitable, que lorsque l’amour arrive, il n’y a rien à faire, est une notion extrêmement dangereuse. Notre désir, qui nous appartient, devient un désir de réciprocité, un désir d’être désirée, dans un exercice d’auto-objectivation qui n’a rien à voir avec le corps, mais avec les regards que nous recevons, avec le besoin de recevoir un regard de désir réciproque. D’une certaine manière, nous abandonnons notre désir sans même avoir à décider de le faire: il naît abandonné. Le désir est complété par la réciprocité… et c’est ainsi que nous le perdons. Désirer et vouloir être désirée sont deux choses différentes qui doivent être distinguées l’une de l’autre. La prédestination est également liée à cette histoire de l’inévitabilité: l’autre et moi sommes destinés à être ensemble, et que pouvons-nous faire contre le destin? Cette logique s’inscrit étrangement dans un mouvement déconstructeur comme est le féminisme, qui a tant lutté pour libérer nos vies des griffes de la prédestination.

Et pour clore le tout, le véritable amour, l’amour-amour, est unique. Aucune Cendrillon n’a trois maris et deux petites-amies. L’histoire se termine lorsque vous trouvez l’amour avec un grand «A». C’est ainsi. Comment concilier cette idée si profondément enracinée dans nos êtres avec la réalité de nos longues vies amoureuses et en constante évolution? Facile: en refusant tout sauf notre amour actuel. D’innombrables chansons chantent cela, de la spécificité très spécifique ressentie par toi et moi, comme si personne d’autre n’avait jamais ressenti quelque chose de semblable auparavant. Ciel, quelle intensité ! Mais soyons sérieuses une minute: sans le dire publiquement, essayons de nous répondre à nous-même, en silence. Laissons de côté nos amours actuelles, celles d’entre nous qui en ont un, parce que nous savons que nous ne pouvons pas être objectives à ce sujet, mais, en jetant un œil sur nos amours précédentes, vous ne trouvez pas qu’à chaque fois cela avait l’allure de l’Amour et que ce n’est qu’avec la rupture que nous y pensons comme pas réellement vrai, même un peu temporaire, en tout cas, pas éternel ?

Compte tenu de tout ce bazar, il n’est pas surprenant que nous soyons plutôt sans défense face au fait de tomber amoureuse. Mais il nous reste encore à aborder la question clé, ce qui pour moi est au cœur du problème: la confrontation horizontale, et quand je dis horizontale, je pense à Cendrillon et à ses belles-sœurs et à nous quand nous sommes amoureuses et à nos copines , tout comme je pense à nous quand nous sommes amoureuses et aux ex de notre partenaire. J’ai écrit ailleurs que l’ex de notre partenaire détenait des informations vitales … – et si seulement j’avais appris cela plus tôt-, mais le système ne nous permet pas de les voir. Le système de confrontation, qui nous dit que toutes les autres femmes nous envient et désirent notre prince ou notre princesse, nous enseignant ainsi que nous sommes des concurrentes naturelles et que capter l’attention de cette personne particulière montrera que nous sommes meilleures que toutes les autres. Peut-être que nous ne traversons pas la vie en pensant que nous sommes meilleures (peut-être, dis-je), mais nous avons toutes vécu ce sentiment que nous n’étions pas « l’élue » et nous pensions que nous étions la pire de toutes. Tout cela fait partie de la même logique.

Une roue est une roue et, à ce titre, infinie. Si nous mettions un terme à la confrontation, si nous laissions au moins un espace pour le faire, une grande partie de tout cela changerait. Mais l’arrêter nous ferait changer la façon dont nous nous situons dans les amours, car l’estime de soi dans laquelle nous investissons a beaucoup à voir avec le fait d’être meilleure / pire que les autres. Parce que nous vivons dans un monde hiérarchique dans lequel seule celle qui est la meilleure est valable, dans un monde qui exige constamment de nous démarquer, de nous individualiser. Si nous devions arrêter cela, alors rompre avec quelqu’un ne serait pas une catastrophe aussi terrible, ce ne serait pas honteux, mais ce serait juste une autre étape – naturelle – sur les multiples routes de la vie. Si nous arrêtions cela, nous ne parlerions pas d’être seules quand nous n’avons pas de partenaire, car, en fait, nous ne le serions pas. Parce que nos copines ne donneraient pas non plus la priorité à leurs partenaires par rapport aux autres dont elles s’occupent, parce que nous pourrions créer un réseau, devenir un essaim. Si nous arrêtions cela, nous irions discuter avec les ex de notre partenaire pour voir comment les choses se passaient dans leur relation, et nous recevrions des réponses honnêtes parce que ni leur fierté ni leur estime de soi ne seraient endommagées en nous répondant. Si nous arrêtions cela, je suis convaincue que nous pouvons ouvrir des brèches, toutes ensemble, pour nous aider à échapper à la violence quand la violence arrive. Nous avons perdu trop de sœurs en cours de route, pour penser que cela n’a pas d’importance, que c’est une note en bas de page dans l’histoire.

Nous n’arrivons pas à arrêter cette confrontation horizontale en ce qui concerne nos amours mais, de plus, nous adulons ces relations complexes. Chaque fois que nous nous montrons avec notre partenaire, nous envoyons un message clair à toutes les autres: c’est le bonheur, c’est ce à quoi ressemble une femme qui réussit, sans cela nous ne sommes rien, pas même nous, les féministes, les sœurs autonomes, tout ce que nous disons être. Nous pouvons rompre avec tous les commandements de genre mais pas celui-ci: nous ne pouvons pas, nous ne savons pas comment, nous n’osons pas. Le système est tout puissant.

La construction du genre est basée sur tout cela, sur le fait que nous tombons amoureuses. Ce n’est rien de nouveau ce que je dis ici, mais peut-être que ce n’est que maintenant que nous en voyons les ultimes conséquences.

Pour conclure, et ne rien laisser dans l’encrier, je voudrais signaler également la question de la monogamie. Dans d’autres travaux, j’ai essayé de montrer que la monogamie est un système de distribution de liens et ne concerne pas la quantité, le fait d’avoir un certain nombre de partenaires différents, mais le poids de cette construction par rapport à d’autres liens. Dans ce que nous appelons la polyamour, qui est, pour moi, une forme de monogamie dans la mesure où cela continue à souligner l’importance du partenaire, il est souvent question de compersion, un néologisme qui veut dire : « se réjouir du bonheur d’autrui ». Je ne peux m’empêcher de noter l’étroitesse d’esprit d’une société à laquelle il manque un mot pour définir cela. Dans ce sous-monde polyamoureux, il y a même le syndrome de la bonne polyamoureuse, sorte de mise à jour formelle du mythe de la bonne épouse. Mettre un terme à la confrontation horizontale va de pair avec la compréhension de ses propres limites et savoir comment les protéger, si nous voulons mettre fin à la violence. Comme tous ces problèmes systémiques contre lesquels nous nous battons, cela ne peut pas être modifié individuellement ou immédiatement. La confrontation est stoppée pas à pas, cherchant des alliances, arrêtant les coups et ne tendant pas l’autre joue, se protégeant sans attaquer, ce sont deux choses très différentes. Se donner du pouvoir dans nos propres vies, sur l’intimité dans nos vies aussi, sur l’intimité de nos désirs et de nos amours, oublier tout le ciel et la mer et retourner sur la terre ferme pour transformer l’amour, enfin, en amour, sans capitales, une émotion qui nous fait du bien et qui ne nous rend pas collectivement dépendantes ou souffrantes, violentées ou violées. A nous toutes, d’ouvrir des brèches pour nous échapper et ouvrir des espaces pour nous accueillir quand nous avons besoin de nous échapper. Tant au niveau matériel et qu’émotionnel.

Je n’ai jamais cru que l’enfer dans lequel nous vivons pourrait s’éliminer d’un coup de baguette magique: je suis de l’école intersectionnelle et je crois que l’analyse nous donne des outils pour nous aider à comprendre la réalité, mais ce n’est pas la réalité elle-même. Néanmoins, je suis convaincue, je crois vraiment profondément (quoi que cela puisse signifier) ​​que si nous faisons plus d’efforts pour arrêter les affrontements entre nous, rien ne sera plus jamais comme avant. Ce sera mieux, plus vivable, moins violent.


[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_l%27objectivation [NdT]

[2] Voir, par exemple, Une voix différente : Pour une éthique du care de Carol Gilligan. Ed. Flammarion [NdT]

[3] Féministe intersectionnelle américaine, journaliste et défenseuse des droits des femmes [NdT]

La responsabilité affective est un mensonge – Alba Centauri – Blog « El diario de Eva »

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Il y a des mots ou expressions que l’on entend régulièrement lorsqu’il s’agit de parler des relations non-monogames. Par exemple, éthique, bienveillance, prendre soin, communication non-violente ou encore: responsabilité affectivité. Brandis en étendards dès qu’il s’agit d’apaiser un conflit ou des souffrances ou de dénoncer des maltraitances. Malheureusement face aux structures de pouvoir et de domination qui nous traversent toutes et tous, il ne s’agit que trop souvent, de vaines tentatives pour trouver des solutions alors que comme tout le monde sait, il n’y a pas de solutions miracles. Pire, ces formules, sont souvent utilisées pour invisibiliser des difficultés ou, plus grave, servent à toutes sortes de manipulation. 

Voici un petit article qui, sans en avoir l’air, pointe le doigt vers cette incohérence fort fréquente entre discours théorique et pratique relationnelle. [NdT]

https://feminismolight.blogspot.com/2019/08/la-responsabilidad-afectiva-es-mentira.html

Traduction : Elisende Coladan

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La personne qui m’a ouvert au monde du polyamour, en théorie et en pratiques, est réapparue hier sur WhatsApp après plusieurs années pendant lesquelles c’était moi qui prenait l’initiative de l’interaction. C’était un de ces signes, même si je me prétends sceptique, que je ne peux voir que comme de l’ordre du destin. Parce que ses dernières expériences activistes et personnelles lui donnent une position unique à partir de laquelle elle peut me parler mieux que quiconque sur les sujet de qui m’intéressent.
Même si je suis encore très triste et que nous n’avons trouvé aucune solution parfaite -je ne crois pas qu’il en ait une -, la conversation m’a donné matière à réfléchir. Le polyamour n’est pas le seul activisme qu’iel et moi partageons, c’est pour cela que notre discours et pratique s’entremêlent avec des apprentissages que nous sortons de nulle part. Un autre activisme particulier. Et de tellement, tellement de souffrances dans nos expériences partagées.
J’ai attiré son attention vers l’incongruité de nos discours publics au sujet de la responsabilité affective et de la pratique privée. Iel pensait que nous n’avions pas à déléguer notre bonheur personnel à d’autres et que nous devions être nous-même responsables de nos limites et de nos besoins.. J’étais d’accord jusqu’ici, cependant, nous entrions en confrontation quand il s’agissait de savoir qui était responsable des sentiments. L’argument de la responsabilité individuelle m’a toujours irritée, car je le considère comme la marque du discours capitaliste qui s’introduit dans un effort de construire des relations collectives qui assument la cause-effet des actions sur les émotions.
Mais alors, dans ce lieu où, enfin, je me sentais sûre de pouvoir exprimer mon désaccord sans être jugée comme une « polyamoureuse imparfaite », sans avoir l’obligation de donner la réponse idéale, je me suis rendu compte de la grave erreur dans le raisonnement polyamoureux de faire appel à la responsabilité affective comme grande, unique et indiscutable solution pour tous nos problèmes relationnels.
Et mon cœur a flanché.
La responsabilité affective est une utopie qui ne fonctionne que si nous partons du principe de bienveillance à l’égard de toutes les personnes avec qui nous sommes en relation.
Exprimé plus clairement: que nous puissions être en relation sans souffrance dans des réseaux affectifs dans lesquelles les personnes prennent soin les unes des autres à travers la responsabilité affective -ce qui implique de s’intéresser aux besoins de chacune d’entre elles (y compris les nôtres et ceux du groupe)- implique que toutes les personnes dans ce réseau ont la disposition, la bonne foi, les outils de gestion, la connaissance intérieure et celle des autres et l’intention de le faire.
Et cette immense prémisse philosophique, logique et éthique, prend l’eau de toute part à la lumière du contexte socio-culturel dans lequel nous nous trouvons. Qui a pu penser que dans un monde cis-hétéro-patriarcal y sans aucune éducation émotionnelle les personnes allaient prendre en charge de manière équitable des besoins des autres ? Qui a imaginé que les dynamiques de discrimination validiste allait s’arrêter uniquement en utilisant un joli mot et un beau concept d’inclusion ?

Vous pouvez y arriver? Parce ce que moi, je n’y arrive pas.

Les mythes du polyamour romantique – Mosca Cojonera

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Golfxs con principios [1]

Le polyamour produit et reproduit des mythes, tout comme les relations monogames. De nombreuses « règles et/ou recettes » circulent, du style « établir des contrats est nécessaire », « être éthique est essentiel », « il faut s’entendre bien entre métamours », « la NRE existe réellement » … Souvent, des personnes viennent me voir dans l’attente de solutions toutes faites, ce à quoi je leur réponds « n’ayez pas peur d’inventer et de vous réinventer », « de vous remettre en question », tout en soulignant le grand nombre de schémas dont nous sommes emplis sans en avoir forcément conscience. Que les non-monogamies ce n’est pas juste une question du nombre de personnes qui entrent en relation. Nous vivons dans un système patriarcal, avec des mécanismes et des croyances qui nous traversent tous et toutes et ne disparaissent pas par magie parce que l’on découvre les non-monogamies et/ou on en prend conscience [2]  [NDT]

http://www.golfxsconprincipios.com/lamoscacojonera/los-mitos-del-poliamor-romantico-2/

Traduction : Elisende Coladan 

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Les mythes, ce n’est pas comme quand on se rend compte que le Père Noël n’existe pas. Les mythes ne se volatilisent pas quand on nous les explique. Les mythes ne disparaissent pas juste parce qu’on en parle et que nous en identifions l’empreinte délictuelle. Les mythes sont une manière qui permet de comprendre la réalité qui « échappe aux radars ». On n’en a pas conscience. Un mythe, par exemple, serait de penser que tout “finit à point » au lieu de croire que tout nous arrive en boucle infinie (le mythe du paradis perdu face à celui de l’éternel retour). L’être humain serait poursuivi de manière injuste. Ce serait le mythe de l’héros.ïne solitaire, de l’artiste tourmenté.e. Des histoires que l’on aime à croire, mais … qui ne sont pas la réalité. Cependant, même si la réalité est autre, nous avons tendance à croire à ces histoires encore et encore.

Il en va de même pour les mythes de l’amour romantique. Bien qu’on nous ait répété cent mille fois qu’ils sont « faux, absurdes, trompeurs, irrationnels et impossibles », ils se perpétuent, par nature, c’est ainsi.

Le problème de les associer à l’amour romantique, c’est de croire que si on est en relation d’une autre manière ( que ce soit le polyamour, ou toute autre type de relation non exclusive), par magie, les mythes sont derrières nous. Et non, cela ne fonctionne pas ainsi. Les mythes ne vont pas disparaître parce qu’on est plus de deux, parce qu’on est dans un réseau relationnel. Le mythe n’est pas une idée qui peut changer de la nuit au lendemain. Il ne s’agit pas de juste y réfléchir et d’arrêter d’y croire. On n’est pas pour autant stupide parce qu’on continue à croire à certaines de ces idées. Toute la culture qui nous entoure se base sur un grand nombre de ces croyances, qui sont répétées maintes fois dans les films, les romans, dans les conseils que nos ami.e.s nous donnent, dans ce que dit notre mère[3]. Ces émotions sont acquises depuis toujours et réapparaissent sous des formes diverses. Et une démarche rationnelle n’apporte rien (contrairement à ce que certains groupes polyamoureux ou certaines propositions politiques ont pu croire)..

C’est ainsi que, lorsque l’on change de type de relation, on continue à réagir de manière similaire encore pendant longtemps, vraiment longtemps. Parce que l’on continue à avoir des attentes et c’est logique d’en avoir. C’est impossible de vivre autrement, sans imaginer quoi que ce soit sur le lendemain. C’est logique et humain de chercher à savoir si ce que l’on a prévu pour les week-end va vraiment avoir lieu. C’est logique et humain de vouloir savoir si demain on va être dans la même maison, si on va répondre à nos messages, si on ne va pas découvrir soudainement qu’il y a plus de 15 personnes dans notre relation. C’est logique d’avoir besoin de savoir sur qui on peut compter si un jour tombe le diagnostic d’une maladie chronique, le jour où on souhaite avoir un enfant, le jour où il s’agit d’acheter une maison. Il faut s’attendre nos relations humaines soient les mêmes que celles de tout le monde, que celles qui forment  la culture dans laquelle on a grandi et dans laquelle on continue à vivre.

Ainsi est-ce très courant que les mythes soient toujours présents quand on établit un autre type de relation, quand il semble que l’on a « abandonné la monogamie ». Les mêmes « fantasmes » peuvent apparaître que ceux qui étaient présent dans une relation exclusive et monogame. Ce n’est pas parce que l’on n’a pas suffisamment « évolué » ou parce que l’on n’a pas fait suffisamment d’efforts. Tout ne dépend pas de nous-mêmes. C’est bien plus complexe, c’est un mélange entre notre culture, nos idées, nos émotions et nos intuitions dans les infinies variantes possibles des relations avec d’autres personnes, à différentes époques de nos vies. Il est ainsi tout à fait imaginable que ces mythes puissent se reproduire, tels quels, dans d’autres types de relations …

… Une erreur fréquente c’est imaginer que nos idées sur les relations (romantiques et/ou affectives et/ou sexuelles et/ou d’un autre genre) sont comme un meuble d’Ikea. Quelque chose de jetable et on en achète un autre. Qu’il est possible d’assister à un atelier ou a une conférence et « arrêter d’y croire ». Ces mythes sont traversés par de multiples croyances sur ce qui est masculin, ce qui est féminin, c’est qu’est l’attirance, les désirs, l’amitié, les projets, l’engagement, les droits et obligations, le sexe, le désir, le plaisir … C’est un ensemble d’idées. Un système. Mais pas un système acheté en kit chez Ikea, qu’il est possible de démonter et remonter. Comme l’explique Brigitte Vasallo dans son livre[4], ne démontons pas nos relations pour tomber dans l’individualisme, dans un « moi, ça ne m’atteint pas », « ce n’est pas mon problème » … Nous pouvons commettre l’erreur de « démonter le système », en croyant que c’est comme un oignon, couche après couche … et découvrir, trop tard, que le centre de l’oignon est vide. Que nous avons tout détruit en pensant qu’en son centre résidait la « vérité » du système. Un système qui est une somme d’idées et de concepts. L’idée c’est de voir ce que nous gardons et ce que nous laissons derrière nous, sans qu’il y ait de formules magiques. Là où on arrivera sera ce qui sera possible à ce moment-là. Cela dépendra, avant tout, de nos propres circonstances vitales, de nos expériences antérieures, de nos propres désirs, de ce que nous voulons (et non pas de ce qu’on nous dit de faire ou ne pas faire). C’est une tâche qui prend du temps, qui se fait progressivement, en l’adaptant à tout instant, à ce que l’on est capable d’assumer à ce moment-là. C’est pour cela que c’est une bonne chose que l’on écrive autant sur le thème[5], que des livres s’écrivent et soient traduits[6]. Pour continuer à réfléchir sur le sujet sans trouver La Solution Définitive car, évidemment, elle n’existe pas.

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[1] http://www.golfxsconprincipios.com/golfxsconprincipios/

[2] De fait, il y a bien des formes de non-monogamies oppressives [NdT]

[3] Et certains thérapeutes ou coachs …

[4] « Pensamiento monógamo, terror poliamoroso », ed. La Oveja Roja, Madrid, 2018, dont je vais traduire dès que possible des extraits [NdT]

[5] En Espagne ! [NdT]

[6] Pour le moment, je ne peux que traduire des articles, mais effectivement, il faudrait traduire des livres et aller bien au-delà de « La salope éthique » [NdT]

La violence de la communication non violente – Natàlia Wuwei Climent

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Illustration de Tània Manzanal Cerdà

Les bienfaits de la communication non violente sont incontestables et très souvent reconnus. Ce qui ne l’est pas, c’est son utilisation à des fins de manipulation et de maltraitance. 

Cet outil, très fréquemment utilisé dans les milieux et relations non monogames, n’est pas sans problème. Il est important de le savoir et d’être prudent.e.s si nous nous sentons décontenancé.e.s, angoissé.e.s ou déboussolé.e.s face à des personnes qui, sous couvert de CNV, peuvent actionner des mécanismes d’oppression et d’emprise.

Cela fait un grand moment que je m’interroge sur son utilisation à des fins peu louables et j’ai déjà échangé avec Natàlia à ce sujet. Il y a quelques semaines, elle a publié un article en catalan, dans le journal La Directa, où elle expose brièvement quels aspects lui paraissent les plus problématiques ainsi que sa propre expérience avec la CNV.

La violència de la comunicació no violenta

Traduction : Elisende Coladan

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La communication non violente est devenue un des outils couramment utilisés dans nos espaces. Il en existe des versions critiques et elle a des aspects utiles, notamment ceux qui sont en relation avec les notions d’empouvoirement, d’autonomie et ou de responsabilisation. Cependant, il est important de comprendre quelles sont les bases conceptuelles sur lesquelles la CNV s’est construite, pour en faire une utilisation plus consciente. Dans ce texte, je parlerai de la CNV définie par Rosenberg au début des années 60, qui est celle qui est le plus souvent mentionnée dans les ateliers et les débats. C’est celle qui est le plus couramment employée et qui s’est transformée en une sorte de dogme.

Je l’ai tellement vue utilisée pour manipuler, maltraiter et abuser que cela est devenu une sorte de signal d’alarme suffisamment importante pour m’amener à essayer de mieux comprendre quels en sont les aspects problématiques. Une grande partie de ce discours est basé sur une vision individualiste qui considère les personnes comme des êtres isolés et indépendants qui se trouvent affectés les uns par les autres de manière ponctuelle et volontaire, en laissant de côté ou en ignorant tous les aspects liés à l’interdépendance. La CNV peut être un très bon outil si nous sommes dans une relation horizontale, mais elle ne prend pas en compte les structures de pouvoir et les hiérarchies qui sont très souvent présentes dans les relations.

La responsabilité

La CNV appelle « violence » le fait de nier sa propre responsabilité dans des actes et des émotions. La proposition n’est pas sans intérêt. Le problème réside en comment se fait la distribution des responsabilités, car cela dépend de bien des facteurs, notamment du contexte (entourage social), tout comme de la manière dont cela se fait et est reçu. La CNV est basée sur un paradigme où les responsabilités de chaque personne sont totalement séparées, et où la relation et son contexte sont effacés : nous sommes complètement responsables de ce que nous faisons et ressentons, et l’autre est totalement responsable de ce qu’il fait et ressent, et ce que nous ressentons à cause de ce que l’autre fait est de notre responsabilité. Selon la CNV, signaler quelque chose vers l’extérieur est toujours un acte violent.

Un des exemples qu’utilise la CNV pour illustrer ce que je viens d’exposer est la critique faite à l’expression « je devrais » ou « je dois ». Cette expression utilise le verbe « devoir » pour exprimer l’obligation : nous faisons quelque chose parce que nous nous en sentons obligés, non pas parce que nous en faisons le choix. Selon la CNV, utiliser cette expression nous enlève la responsabilité et la conscience de notre responsabilité. La proposition est donc de changer ce que nous « devons » par ce que nous « choisissons ». Cette vision devrait nous aider à prendre conscience de ce que nous faisons et du pouvoir que nous avons sur nos ressentis et de comment nous nous sentons entouré.e.s. Ce qui, comme toute pensée libérale, se base uniquement sur la liberté de choix et efface les situations sociales inégales. Avoir moins d’options ou choisir la coercition, ce n’est pas choisir librement.

Par ailleurs, des personnes utilisent souvent la CNV pour ne pas avoir à assumer la responsabilité d’agressions ou d’actions qui touchent leurs relations car, si nous sommes totalement responsables de ce que nous ressentons, la manière dont l’autre se sent par rapport à nos actions n’est pas de notre responsabilité.

L’objectivité

Selon la CNV, pour communiquer de façon non violente, il est nécessaire de partir d’observations objectives, et non pas d’appréciations subjectives : par exemple, dire à une personne qu’elle est en train de nous ignorer est une appréciation subjective, mais dire « non » est une réponse à une observation objective. Agir ainsi permet de ne pas accepter ce que nous méconnaissons ni d’attribuer à l’autre des intentions, des souhaits ou des émotions.

Cependant, par défaut, ce qui est souvent décrit comme des observations objectives s’apparente à une définition concrète du monde qui nous entoure, liée aux privilèges (l’objectivité souvent correspond au regard de l’homme blanc, cis, hétérosexuel, de classe moyenne-haute, neurotypique, mince, sans handicap, etc. C’est-à-dire à ceux qui ont le pouvoir de décider ce qui est objectif et ce qui ne l’est pas). Donc, ce type d’observations bénéficie habituellement à qui a le plus de privilèges. Selon l’exemple donné, supposer que l’autre personne ne nous a pas répondu peut être une perception subjective qui correspond à l’idée de comment doit être faite une réponse à partir de la seule forme de communication valable : peut-être que cette personne a répondu selon ses capacités de communication, mais qu’elle n’a pas été comprise, car la compréhension passe par des filtres normatifs culturels et neurotypiques. C’est en cela que le contexte est important.

Ce raisonnement invisibilise également notre capacité d’expression lorsque nous nous sentons manipulé.e.s ou quand il y a maltraitance, puisque ce type d’appréciation est généralement considérée comme subjective.

L’empathie

Finalement, l’élément phare de la CNV, c’est l’empathie. La CNV décrit le processus empathique comme une interprétation de ce dont l’autre a besoin sans qu’il ne le demande. Ce qu’affirme la CNV, c’est que lorsqu’une personne se plaint, il n’est pas possible d’être responsable de ce qu’elle ressent et que, par conséquent, cela doit provenir de quelque chose qu’elle ne peut pas satisfaire par elle-même. C’est donc important de le lui faire savoir (ce qui présuppose un besoin non satisfait). De mon point de vue, c’est plutôt violent de dire à quelqu’un.e ce dont elle a besoin et comment elle se sent par rapport à ce besoin, car c’est en faire une lecture, sans qu’elle ne puisse s’exprimer et sans même qu’elle ne l’ait demandé. De plus, c’est dévier l’attention de sa demande première, en faisant un passage subtil du fait signalé à la personne qui le signale.

J’ai vu tellement de manipulations au moyen de ce type d’empathie, comme dans cet exemple : si tu essaies de signaler une agression, tu vas être immédiatement interrogée sur tes émotions et sur tes propres carences affectives, comme si les émotions exprimées ne pouvaient pas venir de l’agression elle-même. Cela est possible puisque la personne qui agresse n’est pas responsable de tes émotions. C’est ce fait qui m’a provoqué le plus d’anxiété quand je me suis trouvée face à une personne qui utilisait la communication non violente.

Polyamour et réseaux affectifs : réforme ou révolution ? – Brigitte Vasallo

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illustration : Carlos Mol

Je suis en pleine lecture du dernier livre de Brigitte Vasallo, Pensamiento monogamo / Terror poliamoroso [1]. J’y retrouve toutes les idées qu’elle a développées au cours de ces dernières années, lors de conférences, d’ateliers ou dans des articles. Je crois qu’il y a très peu de pages où je n’ai pas souligné une phrase, tellement pratiquement tout me parle. J’y reviendrai très certainement dans un article sur ce blog.

Dans le chapitre « Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître » [2], elle cite cet article que je traduis aujourd’hui et qu’elle avait publié originellement dans la revue féministe Pikara Magazine. Elle y présente l’idée, centrale dans son livre, que la monogamie est un système auquel nous participons toutes et que le polyamour ou l’anarchie relationnelle ne font que le reproduire, tout en s’y opposant. Elle propose d’imaginer et de construire des réseaux affectifs plutôt que de continuer, autrement, le système monogame. 

Polyamor y redes afectivas: ¿reforma o revolución?

Traduction : Elisende Coladan

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« Polyamour » est un mot parapluie qui recouvre bien des manières différentes de vivre des relations non monogames consensuelles et non possessives. Manières qui sont en construction, en cours de conceptualisation et en processus de mise en commun, avec toutes sortes de nuances. Parce que tout ça n’est qu’à ses débuts et relativement nouveau, nous n’envisageons pas le polyamour, les réseaux affectifs, l’anarchie relationnelle comme un système qui remplace la monogamie, mais comme une série de pensées et de vécus qui ouvrent un espace pour des constructions personnelles et dissidentes. Nous ne cherchons pas des modèles, mais nous partageons des références et des propositions. Nos désaccords entre nos formes de penser et de vivre nous alimentent et nous aident à créer des relations DIY (« Do It Yourself ») à partir d’outils comme la communication, l’empathie et le défi d’être à l’encontre des formes établies par une morale et des coutumes que nous ne sentons pas nôtres.

Cependant, au fur et à mesure que nous grandissons en tant que collectif, nous donnant et prenant du sens, apparaît une question de fond qui touche directement la portée de la déconstruction que nos structures affectives proposent : jusqu’où va notre pensée critique amoureuse ? Jusqu’où va le pouvoir transformateur de ce que nous proposons, ce que nous insistons à appeler « politique » ?

Malheureusement, le polyamour s’inscrit sur un terrain, à la fois littéral et métaphorique. Un terrain marqué par des centres et des périphéries, par des privilèges et des subalternités.

Le contexte dans lequel nous essayons de penser et de vivre, bien à regret, c’est l’hétéropatriarcat capitaliste. Ces mots essaient de définir un monde de relations inégalitaires, où on nous indique, d’emblée, un grand nombre d’impossibilités. Comme, par exemple, une classe sociale qui ne change pas proportionnellement à l’effort investi, une nationalité qui détermine notre mobilité et notre espérance de vie, un entourage culturel qui nous imbibera de structures invisibles et un genre qui sera décisif, et décidera, malgré ce que tu peux croire, de tes goûts et de tes couleurs.

Que nous sommes un amalgame de privilèges et d’oppressions est quelque chose de tellement évident que cela fait presque honte de l’écrire. Mais, aussi évident soit-il, il faut le répéter jusqu’à en avoir la nausée, même si ne pas passer sous silence cette évidence implique, pour toujours, la fin de notre vie sociale. Nous sommes tous et toutes un mélange d’oppressions et de privilèges, et nous avons une sensibilité à fleur de peau, en ce qui concerne notre petit récif d’oppressions, mais nous sommes bien plus désinvoltes en ce qui concerne les oppressions des autres, avec l’excuse que, si cela ne nous concerne pas directement, c’est comme si ça n’existait pas. C’est ainsi que, dans la mouvance polyamoureuse, il est clair que la monogamie, c’est le diable, mais imaginer la monogamie comme un champignon venimeux isolé, c’est tricher. C’est vouloir ouvrir une brèche dans le petit bout de monogamie qui nous opprime, en laissant intactes les parties qui oppriment les autres, dans lesquelles nous avons, très probablement, notre part de privilège.

L’exemple classique est celui de l’homme blanc, cis, hétéro, de classe moyenne qui, précisément, parce qu’il a été touché par on ne sait quelle loterie du privilège, a de très sérieux problèmes pour pouvoir comprendre la relation existante entre système monogame et violence de genre, convaincu qu’il est que le machisme, ce n’est pas si grave que ça, et qu’il n’est pas nécessaire de l’éliminer afin de construire des relations amoureuses plus saines. Mais ce n’est pas le seul exemple, mes compagnes : les blanches, hétéros, cis de classe moyennes, nous sommes peu enclines à recevoir des critiques lorsque nous marchons sur des zones sensibles (et nous y allons, nous aussi, de notre « mais ça n’est pas si grave que ça »), ou nous nous consacrons à faire des conférences ou à écrire des articles (comme cette « dénommée » Vasallo), comme si des femmes n’avaient pas besoin de la monogamie pour pouvoir élever leurs enfants, pour ne donner que cet exemple fort évident.

Si nous voulons être politiques, nous avons à remonter nos manches et aller au charbon, jusqu’à trouver les multiples racines du système. Nous devons oser bouger des aspects qui nous touchent directement, reconnaître nos erreurs, écouter des points de vue et des besoins que nous n’avions même pas imaginés. Ne pas nous sentir offensées quand le problème nous est montré du doigt : comme disait Italo Calvino, l’enfer c’est nous et les autres. Ce n’est pas que les autres.

Dans le cas contraire, le polyamour ne sera qu’un effet de mode qui affirme que la monogamie n’est pas un système, mais une possibilité comme une autre, qu’il n’est pas possible de rationaliser l’amour sans lui en enlever toute la magie et que le Père Noël existe vraiment. Ce sera ainsi une réforme de la monogamie comme une rénovation de salle de bain, où on installe juste un nouveau carrelage. Et ce sera, surtout, une occasion de perdue de faire une révolution des affects qui pourra constituer un changement significatif, réel, profond et durable, en ce qui concerne notre manière d’aimer, de baiser et de vivre les relations.

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[1] La oveja negra éditeur, novembre 2018

[2] Phrase prononcée par Audre Lorde, lors d’une conférence organisée à New York en 1979 autour du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir.

Les maltraitances se cachent sous l’Amour Romantique . Brigitte Vasallo

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Erika Kuhn (https://obraerikakuhn.blogspot.com/) – Dessin fait à partir d’une photographie de Ashley Lebedev http://pcdn.500px.net/2128392/0113ba219b95343578b9aa135319bc35632eae5d/4.jpg

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Interview réalisée par Cristina Garde et publiée en catalan, le samedi 15 avril 2017, dans le journal Social.cat

social.cat/entrevista/6640/els-maltractaments-samaguen-sota-formes-damor-romantic?utm_source=dlvr.it&utm_medium=facebook

Traduction: Elisende Coladan

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« Patriarcat, racisme et capitalisme sont les trois axes de la domination ».

Brigitte Vasallo paraphrase le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos et s’approprie la citation. Elle se définit comme une écrivaine titubante, activiste LGTBI et féministe plus préoccupée par le racisme que par le genre. Elle considère que les femmes ont assumé un rôle qui les fait se sentir coupables et qui les transforme toujours en « celles qui prennent soin » des autres, avec leurs qualités, mais également leurs craintes et elle dénonce que les violences machistes ne sont que la pointe de l’iceberg d’un système qui légitime les inégalités.

« Les femmes, nous subissons toute sorte de violences en même temps et nous les vivons de manière bien plus forte que les hommes ».

  • Comment se construisent ces inégalités ? Qu’est-ce qu’une inégalité ?

J’utilise souvent, comme référence, une phrase de Michel Foucault. Il définit l’inégalité comme les conditions de l’acceptabilité du meurtre, c’est-à-dire, le moment où l’assassinat d’un collectif devient acceptable. Et « acceptable » veut dire que cela n’engendre aucun scandale, que ce n’est pas un problème. Il y a beaucoup d’inégalités quotidiennes sur le terrain du genre, comme sur bien d’autres. Mais sur celui du genre, cette acceptabilité est vraiment évidente. Il suffit de penser aux féminicides.

  • « Féminicide » est un terme dont la loi ne tient pas compte. De fait, l’administration n’a, à ce jour, que le registre des femmes assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint. Comment faire alors pour y ajouter celles qui le sont par la violence machiste ?

Ce système d’inégalités est une violence en soi, mais, effectivement, lorsque nous parlons de violences machistes, s’élève toujours le débat sur le fait de savoir où en est la limite. Si bien que cela nous préoccupe que le genre soit entendu comme concernant uniquement le corps des femmes ; que quand il s’agit de violence machiste, les autres corps soient laissés de côté, comme celui des enfants, comme les corps homos. Quand il s’agit de violence, dans le contexte des féminicides, il n’est pas question des enfants ni de l’entourage. La violence machiste va bien plus loin que la personne qui la subit, que la personne assassinée. Un meurtre est, d’un extrême à l’autre, un drame social.

  • En Catalogne, les dénonciations de violences machistes dans le cadre conjugal ont tendance à stagner, tandis que le nombre de femmes assassinées ne diminue pas. Vous croyez vraiment que nous sommes en train d’inverser la tendance ?

Je ne sais pas si, en Catalogne, nous allons mieux ou moins bien. Ce que je sais, c’est qu’un seul assassinat, qu’une seule violence, c’est déjà trop. Vraiment, c’est possible qu’elles soient plus visibles maintenant, mais il y a encore beaucoup à faire pour qu’il ait une prise de conscience. Le travail actuel ne montre que la pointe de l’iceberg et absolument pas l’ensemble. Il n’y qu’à voir comment cela est abordé dans les écoles, quels sont les reportages diffusés par les médias, quelles promotions font encore les films de certains types de rôles. Tout cela fait qu’ensuite, l’assassinat d’une femme, une violence contre elle, sont possibles sans que personne n’en soit scandalisé.

« Quand nous parlons de violences machistes, nous parlons de violences structurelles, qui ont une raison systémique qui les alimente, qui les renforce, qui les justifie et les légitime. »

  • Nous avons arrêté d’utiliser le terme « violence de genre » qui réunissait, entre autres, toutes les attaques des hommes contre les femmes et des femmes contre les hommes, et nous acceptons, de fait, que la violence de genre est, majoritairement, une violence machiste.

Je ne suis pas très partante pour prendre en compte la violence d’un groupe minoritaire contre un groupe majoritaire. La violence que peut exercer une femme contre un homme ou une personne LGTBI contre une personne hétérosexuelle est une violence concrète, elle n’est pas réalisée sur tout un système qui la représente. Par contre, si nous parlons de violence machiste, nous parlons de violences structurelles. Quand nous disons « structurelles », nous faisons référence non seulement à la raison systémique qui les alimente, leur donne leur force, les justifie et légitime, mais également au fait que, également, il est très compliqué de s’en défendre. Se défendre de ce qui nous agresse est fort compliqué car il y a toute une série de mécanismes qui font que la violence est possible.

  • La législation espagnole ne semble pas comprendre, non plus, la violence contre les femmes comme une violence structurale.

Nous savons bien qui légifère et à quel point la législation est toujours à la traîne des demandes sociales. Mais, avant de parler de ce qu’il est possible ou pas de dénoncer, il faut s’interroger sur l’unique moyen qui nous est proposé pour porter plainte. Nous sommes en train de demander, par exemple, à des populations qui sont poursuivies par la police à travers des rafles ou des expulsions, de porter plainte devant les mêmes forces de police qui les menacent. C’est ridicule et à côté de la plaque. Tout est à changer de haut en bas. Cela est en train de se faire, mais peu à peu. Ce qui est dommage car l’urgence est là.

  • Urgent parce que toutes les femmes nous pouvons subir la maltraitance, nulle n’en est exempte…

Oui. La maltraitance peut nous atteindre toutes. Avoir lu ou faire de l’activisme ne nous libère pas de la possibilité de la vivre, parce qu’elle est extrêmement invisibilisée, parce que nous partons d’une construction de genre qui nous fait être obligatoirement coupables et celles qui prennent soin des autres, et c’est un piège des plus compliqués à démonter, car cela va au-delà de la situation de maltraitance, mais vient de la manière dont on nous apprend à être au monde. Après, il y a cette grande solitude, qui fait que c’est très difficile d’expliquer ce qui nous arrive. Être féministe et activiste ne rend pas plus facile le fait d’avoir à expliquer ce que nous subissons et souffrons en termes de violence.

  • Pourquoi est-ce si difficile de rendre visible la maltraitance ?

Il est difficile de la visibiliser parce qu’elle est soutenue par une propagande qui la normalise, depuis les chansons pop jusqu’au reggaeton, par exemple. La plupart de la maltraitance ne se voit pas, parce qu’elle est cachée derrière les différentes formes de l’amour romantique. Cela est ancré bien au-delà du rationnel qu’il est possible de démonter en lisant et en faisant des réunions pour en parler.

  • Et comment se soutient ce système de domination machiste ?

D’un côté, il y a une question d’habitus, comme disait Pierre Bourdieu, c’est-à-dire, l’habitude, la manière dont les choses se passent et qui permettent qu’elles puissent se reproduire parce qu’elles sont extrêmement intériorisées. Le public s’habitue à une série d’images, de propositions que les médias continuent à reproduire car elles sont réellement intériorisées. Cela génère un cercle vicieux qu’il est très difficile de casser. Ce serait comme le côté innocent, si on peut dire.

  • Et l’autre ?

L’autre côté, c’est que toutes ces violences apportent une série de bénéfices au capitalisme, aux pouvoirs établis. Cela apporte des bénéfices qu’il y ait une partie de la population, les femmes, qui est minorisée. Et là, nous parlons uniquement d’une perspective qui ne prend en compte que les femmes en tant que telles, si nous si on ajoute les éléments de race, de classe sociale, de santé mentale, d’âge… alors, la montagne est énorme ! Ceci est bien utile pour le système, parce que cela génère une forme de gouvernabilité, cette pensée positive à la mode qui me déchire, toute simple : si on hiérarchise la population et si certains exercent des violences contre les autres, par le fait qu’elles sont en-dessous, c’est résolu : on a l’armée.

  • C’est à ce moment-là que l’on parle d’un système patriarcal. Comment faut-il comprendre ce terme ?

Toutes les formes de domination sont souvent envisagées à partir de la notion de genres qui fonctionnent de la même manière. Et ce n’est pas le cas. Tout est domination masculine, mais tout n’est pas patriarcat. Gayle Rubin définit le patriarcat comme une forme méditerranéenne. Le patriarcat originel est Abraham, qui est le père du judaïsme, du christianisme et de l’Islam, la représentation du berger qui contrôle le troupeau et les femmes. Cela me paraît intéressant, parce que souvent nous voyons l’Islam comme quelque chose d’étrange et pourtant, l’origine en est la même. En ce qui concerne les sociétés latino-américaines, Gloria Anzaldúa, par exemple, montre la continuation des formes de domination présentes pendant la colonisation. Souvent, quand nous voyageons, il nous arrive de penser « Quelle société machiste ! », alors c’est juste que ça s’exprime de manière différente. Cela nous surprend parce ce que nous ne sommes pas habituées à ces formes-là, mais aux nôtres, que nous avons tellement assimilées que nous les voyons plus.

  • De manière générale, la domination masculine montre son pouvoir d’une manière bien concrète : en établissant des relations de hiérarchie, elle soumet à travers la violence.

La violence est clairement une question de pouvoir, c’est une question de chosification et de déshumanisation de l’autre, de la possibilité que cela se passe. La femme n’a pratiquement jamais ce pouvoir. J’ai écrit, il y a peu, un texte sur la culture du viol et les théoriciens comprennent uniquement le viol comme un pouvoir qui s’exerce contre les femmes. C’est quelque chose qui m’hérisse le poil, parce que les chiffres d’enfants violés par d’autres hommes est très élevé. Cette violence s’exerce également sur d’autres collectifs. Cela m’irrite également quand, dans des situations où les femmes ont le pouvoir, cette violence existe également. Je pense, par exemple, à des viols d’homme de la part de femmes soldats, dans la prison d’Abu Ghraib.

  • Et, quand nous avons compris que le pouvoir s’exerce par la violence, quand nous avons appris qu’une femme doit maintenir une posture qui la rend coupable, comment fait-on pour déconstruire les rôles ?

Il n’y a pas un processus de déconstruction suivi d’un de construction : ils sont simultanés. Je ne sais pas comment nous y arrivons, mais je sais que, les femmes, nous avons la capacité de le faire et que nous avons besoin de nous accompagner les unes les autres pour trouver les mécanismes et les stratégies pour y arriver. Il faut également avoir à l’esprit que toutes les stratégies de résistance sont légitimes Je pense au cas concret où la violence de genre est accompagnée de racisme. Quand nous parlons de violence contre les femmes, on pourrait penser que nous parlons uniquement de machisme, mais le racisme est une violence contre les femmes, le capitalisme est une violence contre les femmes. Les femmes, nous subissons toutes les formes de violence en même temps et de manière bien plus multiple que les hommes.

  • Donc, comme fait-on pour résister contre ce système de domination ?

Il y a des théories qui centrent leur analyse uniquement sur un point, les perspectives monofocales qui expriment que lorsqu’il n’y aura plus de genres, tout sera résolu ou quand il n’y aura plus de classes sociales, tout sera résolu, ou quand il n’y aura plus de racisme, tout sera résolu… Je pense, comme Patricia Hill Collins, que les violences comme formes de domination ne sont pas une matrice, mais un réseau. Donc, il changer de dynamique à partir de différents axes. Ce n’est pas évident, pour moi, de savoir comment construire autrement les relations, mais je suis assez convaincue que le changement passe par les dynamiques et non pas par le résultat immédiat, qui souvent n’est pas celui escompté. Je ne crois pas que seul la notion de genre contre le patriarcat puisse provoquer une quelconque chute.

  • Mais, si nous rompons avec la hiérarchie de genre, il sera possible de le faire avec toutes les autres.

On peut être en train de rompre une hiérarchie établie par le genre, en même temps que la hiérarchie de races peut paraître normale. La hiérarchie de classes peut paraitre terrible, mais la hiérarchie par orientations sexuelles peut sembler correcte. Nous sommes pleines de contradictions. J’aime beaucoup la pensée de Boaventura de Sousa Santos qui parle toujours du patriarcat, du capitalisme et du racisme comme des trois principaux axes de domination. Il affirme qu’ils vont effectivement ensemble et qu’ils se rétroalimentent. Que cela vaut la peine, à chaque fois, de regarder quel est l’axe émergeant. Et se fixer sur ce point ne veut pas dire qu’il faut aller vite et oublier toutes les autres luttes. Cela veut dire qu’à partir de nos luttes, nous avons à prendre en compte cet axe.

  • Je pense aux femmes réfugiées, aujourd’hui c’est le collectif le plus vulnérable, mais je ne sais pas si nous sommes en train de vraiment les prendre en compte comme il faut.

Est-ce que lorsque nous pensons à la lutte contre la violence machiste, nous pensons aux femmes réfugiées ? Non, nous imaginons que c’est un autre type de violence, mais ce sont également des femmes. Même si nous sommes des femmes, nous sommes des femmes blanches, en situation de pouvoir, et nous devons le prendre en compte. C’est toujours après qu’un collectif en ait fait la demande explicite que nous pouvons commencer à nous organiser/trouver des solutions. Je pense au débat sur le voile, à toutes les féministes noires. J’ai déjà écrit sur le fait qu’elles nous ont déjà demandé de ne pas mélanger les concepts, que ce n’est pas la même chose d’être une femme noire dans un contexte raciste qu’être femme dans un groupe hégémonique. Les féminismes, au pluriel, doivent bien plus prendre cela en compte, que ce qui a été fait jusqu’à présent.

  • De fait, maintenant, il y a des femmes issues du monde de la culture de masses et du showbiz, qui claironnent une sorte de féminisme dilué, qui convient au système de domination, bien plus qu’il ne représente une lutte.

C’est vrai que, souvent, on la sensation qu’on est en train de surfer sur un féminisme de surface et que, rarement, on arrive à un réel engagement, mais je pense que cela sert probablement à quelqu’un. Et si ce genre de message arrive là où n’arrive pas le mien ? J’ai le sentiment que chacune fait ce qu’elle peut et que l’ennemi est bien là, de l’autre côté. Par exemple, même si les quotas sont effrayants, je me rends compte qu’ils ont une fonction. À partir de mon expérience d’activiste contre l’islamophobie, quand je dis « si à cette conf, il n’y a pas de musulmanes, je n’y participe pas », les gens bougent et, ensuite, lors d’autres colloques, on pense à elles bien avant moi. C’est une question de résistance. Il semble que si on ne fait pas du forcing, rien ne change. Maintenant, cela dérange qu’il n’y ait pas de parité. Cela commence à changer.

La violence de genre et l’amour romantique. Coral Herrera Gómez

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L’amour romantique nuit gravement à ton autonomie

Je publie aujourd’hui la traduction d’un article déjà ancien de Coral (2013). Il date plus ou moins de l’époque où j’ai, à la fois, découvert le concept de polyamour et compris, grâce à Coral, les dégâts que fait l’amour romantique sur nos relations. 

Coral l’a écrit dans un contexte espagnol, puisqu’elle est de ce pays, et latino-américain car elle habite au Costa Rica. Mais, même si les exemples ou les contextes qu’elle présente s’y rattachent, l’ensemble de l’article peut s’appliquer partout. 

En France, et dans d’autres pays francophones, il est beaucoup question de Pervers Narcissiques et jamais d’Amour Romantique. C’est le psychanalyste français Paul-Claude Racamier qui a parlé le premier de « perversion narcissique ». Le concept a été repris ensuite par le psychiatre et psychanalyste Alberto Eiguer, spécialiste du couple et de la famille, auteur de Le pervers narcissique et son complice, publié en 2004. Je me suis souvent interrogée, et je continue à le faire, à ce sujet. J’ai été perplexe, lorsqu’en mars dernier, j’ai assisté à un colloque au Sénat, sur le harcèlement moral dans la vie privée, où il était question de violences conjugales et le sujet principal semblait être les PN. Comme si c’était la seule réponse à une situation globale, qui touche une grande majorité de femmes. 

Je ressens cela comme un écran de fumée qui empêche de voir clairement d’autres éléments présents dans notre société patriarcale, comme le machisme et l’amour romantique — dont parle Coral depuis bientôt 10 ans — qui sont responsables de violences contre les femmes. 

En Espagne, les publications, ateliers, conférences et événements autour de l’amour romantique sont très fréquents, souvent maintenant aussi au niveau institutionnel (mairies, système scolaire, gouvernements autonomes…), tout comme les manifestations féministes, avec 5 millions de femmes dans les rues pour le 8 mars 2018, les récentes protestations contre la sentence de la « manada »

https://haikita.blogspot.com/2012/11/la-violencia-de-genero-y-el-amor.html

Traduction : Elisende Coladan

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L’amour romantique est l’instrument le plus puissant qu’il soit pour contrôler et soumettre les femmes, particulièrement dans les pays où elles sont des citoyennes à part entière et où elles ne sont pas, légalement, la propriété d’un homme. Ils sont nombreux à savoir mélanger la tendresse avec la maltraitance et provoquer ainsi une dépendance. Ils utilisent à loisir le binôme maltraitance/bienveillance pour énamourer à la folie et ainsi pouvoir dominer.

Kalimán, un proxénète mexicain qui explique comment il arrive à prostituer ses femmes, en est un bon exemple : il choisit les plus pauvres et celles qui sont le plus dans le besoin,  de préférence celles qui souhaitent sortir d’un enfer familial, ou celles qui ont grandement besoin de tendresse parce qu’elles se sentent isolées socialement. Les autres macs suivent son scénario pas à pas : d’abord donner beaucoup d’amour, offrir beaucoup d’attention et de cadeaux pendant deux mois, en lui faisant croire qu’elle est la femme de sa vie et qu’elle aura toujours de l’argent pour se sentir comblée. Puis, il la laisse quelques jours dans un bordel, avec d’autres filles, en guise de « thérapie ». Si elle se révolte, si elle résiste, si elle se fâche, il la laisse toute seule. Il ne demande jamais pardon. Il la laisse souffrir jusqu’à ce qu’elle tombe à genoux. Le macho doit se maintenir droit, montrer du mépris, l’abandonner dans ses moments de plus grande colère et ne jamais croire aux larmes de sa femme. Avec cette technique, ils ont la certitude qu’elles accepteront ce qu’ils voudront et qu’elles feront le trottoir. La grande majorité ne sait pas où aller et, selon eux, une fois qu’elles goûtent au luxe, elles ne veulent plus retourner à la pauvreté.

Ce récit horrible est très fréquent un peu partout dans le monde. Non seulement de la part de proxénètes et de macs, mais aussi de la part de bien des amoureux ou des maris qui traitent les femmes comme des animaux sauvages qu’il faudrait dompter pour qu’elles soient fidèles, soumises et obéissantes. Beaucoup continuent à penser que les femmes sont nées pour les servir et pour les aimer. Et beaucoup de femmes le croient également.

« Par amour », bien des femmes acceptent des situations de maltraitance, d’abus et d’exploitation. « Par amour », elles s’accrochent à des mecs horribles qui au départ avaient l’air de princes charmants, mais qui, par la suite, les trompent, les arnaquent, profitent d’elles ou vivent à leurs crochets. « Par amour », elles supportent insultes, violences et mépris. Elles sont capables de s’humilier « par amour » et de revendiquer tout ce qu’elles font « par amour ». « Par amour », elles se sacrifient, elles se dévalorisent, elles perdent leur liberté, elles perdent leurs réseaux sociaux et affectifs. « Par amour », elles oublient leurs rêves et leurs objectifs, « par amour », elles entrent en compétition avec d’autres femmes et elles se fâchent avec certaines pour toujours, « par amour », elles peuvent tout abandonner.

Cet « amour », quand il arrive, les rend véritablement femmes, les dignifie, les fait se sentir pures, donne du sens à leur vie, leur donne un statut, les élève par-dessus de l’ensemble des mortels. Cet « amour » n’est pas seulement de l’amour, c’est aussi « ce qui les sauve ».

Les princesses, dans les contes de fée, ne travaillent pas, c’est le prince qui les entretient. Dans notre société, être aimée est synonyme de succès social ; le fait qu’un homme choisisse une femme lui donne de la valeur, la fait se sentir spéciale, la rend mère, elle devient une dame.

Cet « amour » les piège dans des contradictions absurdes : « je devrais le quitter, mais je ne peux pas parce que je l’aime/parce qu’avec le temps il changera/parce qu’il m’aime/parce que c’est ainsi ». C’est un « amour » basé sur la conquête et la séduction, sur une série de mythes qui rendent esclave, comme celui qui dit que « par amour, tout est possible », ou que « lorsqu’on trouve sa moitié, c’est pour toujours ». Cet « amour » promet beaucoup mais en fait, il remplit de frustration, enchaine à des êtres qui ont tout pouvoir sur les femmes, les soumet à des rôles traditionnels et les sanctionne si elles ne s’accordent pas aux canons établis pour elles.

Cet « amour » les rend, également, dépendantes et égoïstes, parce qu’elles utilisent des stratégies pour arriver à leurs fins, parce qu’on nous apprend que pour recevoir, il faut donner, et parce qu’il y a toujours l’espoir que l’autre abandonnera tout, comme elles le font. Cet « amour » ressenti est tel qu’il peut les transformer en êtres aigris qui font continuellement des reproches et des réclamations. Si leur « amour » n’est pas réciproque, elles se victimisent et font du chantage (« moi qui fais tout pour toi »). Cet « amour » les amène dans un enfer où leurs efforts ne sont pas correspondus, où quand ils sont infidèles, ou quand ils les quittent, elles se retrouvent seules au monde, loin des amitiés, de la famille et du voisinage, uniquement dépendantes d’un mec qui croit qu’il a du pouvoir sur elles.

Mais cet « amour » n’est pas de l’amour. C’est de la dépendance, c’est un besoin, c’est la peur de la solitude, c’est du masochisme, c’est une utopie collective, mais ce n’est pas de l’amour.

Nous aimons de manière patriarcale : c’est le romanticisme patriarcal. Un mécanisme culturel qui perpétue le patriarcat. Bien plus puissant que les lois : l’inégalité est blottie dans nos cœurs. Nous aimons à partir d’un concept de propriété privée et sur base de l’inégalité entre les hommes et les femmes. Notre culture idéalise l’amour féminin comme un amour inconditionnel, dévoué, zélé, soumis et fervent. On nous apprend à attendre et à aimer un homme avec la même dévotion que l’on croit en Dieu ou qu’on attend le Messie. 

On nous a appris à aimer la liberté des hommes, mais pas la nôtre. Les grandes figures de la politique, de l’économie, des sciences ou de l’art sont des hommes, depuis toujours. Les hommes sont admirables dans la mesure où ils ont le pouvoir : ainsi, les femmes, qui n’ont pas de ressources financières ou de propriété, ont besoin des hommes pour survivre.

Les inégalités économiques, pour des raisons de genre, mènent les femmes à la dépendance économique et sentimentale. Les hommes riches semblent attirants parce qu’ils ont du fric et des opportunités, parce qu’on nous a enseigné depuis toutes petites que nous serons sauvées si nous nous marions. On ne nous apprend pas à lutter pour l’égalité, à avoir les mêmes droits, mais à être la plus belle et trouver quelqu’un qui puisse nous soutenir, qui nous aime et nous protège, même si pour cela nous devons ne plus avoir d’amies, même si cet homme est violent, désagréable, égoïste ou sanguin. L’exemple le plus clair est chez les « capos », les trafiquants de drogue : ils ont les femmes qu’ils veulent, tout comme ils ont les voitures, la drogue, la technologie qu’ils veulent. Ils ont tout pouvoir pour attirer des jeunes femmes esseulées et/ou sans ressources.

Cette inégalité structurelle qui existe entre les femmes et les hommes se perpétue à travers la culture et l’économie. Si nous avions droit aux mêmes ressources financières ou si nous pouvions élever nos enfants de manière communautaire, en partageant les ressources, nous n’aurions pas de besoins basés sur la nécessité, je pense qu’alors nous aimerions avec beaucoup plus de liberté, sans intérêts financiers au milieu. Et il y aurait beaucoup moins d’adolescentes qui croient que, parce qu’elles tombent enceintes, elles s’assurent l’amour d’un macho ou, tout au moins elles auront une pension alimentaire pendant vingt ans.

Les hommes apprennent également à aimer à partir de l’inégalité. Ce qu’ils apprennent en premier, c’est que lorsqu’une femme se marie avec eux, elle devient « ma femme », quelque chose comme « mon mari », mais en pire. Les mecs ont deux options : ou ils aiment à partir d’une position de mâle alpha ou bien ils se mettent à genoux devant une femme, en signe de soumission (c’est alors elle qui porte le pantalon). Les hommes semblent être à peu près satisfaits à partir du moment où ils se sentent aimés, car la tradition leur indique qu’ils n’ont pas à donner beaucoup de place à l’amour dans leurs vies, ni à permettre que les femmes envahissent tous leurs espaces, ni à montrer leur tendresse en public.

Mais tout cela se brise lorsqu’une femme souhaite la séparation et suivre son propre chemin. Dans notre culture, le divorce se vit comme un traumatisme, et les outils que les hommes ont à leur service face à cela sont peu nombreux : ils peuvent se résigner, déprimer, s’autodétruire (certains se suicident, d’autres se bagarrent à mort, d’autres conduisent à grande vitesse). C’est là que rentre en jeu la question de l’honneur, l’indicateur principal de la double morale : les hommes de manière naturelle poursuivent les femelles, les femmes doivent donc mourir assassinées si elles ne leur permettent pas d’arriver à leurs desseins. Pour les hommes traditionnels, la virilité et l’orgueil sont au-dessus de tout: il est possible de vivre sans amour, mais pas sans son honneur.

Des millions de femmes meurent tous les jours, sous couvert de « crimes d’honneur », des mains de leur conjoint, leur père, leur frère, leur amant, ou se suicident (poussées par les évènements (NdT) ou leur propre famille). Les motifs : parler avec un homme qui n’est pas leur conjoint, avoir été violée, vouloir se séparer ou divorcer. Une petite rumeur peut, à elle seule, tuer une femme. Et ces femmes-là ne peuvent pas survivre en dehors de leur communauté : elles n’ont pas d’argent, elles ne sont pas libres, elles ne peuvent pas travailler hors de chez elles. Elles ne peuvent pas s’échapper.

Même les femmes qui ont des droits peuvent se trouver coincées dans des relations conjugales ou sentimentales. La dépendance émotionnelle ne distingue pas les classes sociales, les cultures, les religions, l’âge ou l’orientation sexuelle. Nombreuses sont les femmes sur cette planète qui se soumettent à la tyrannie « de tout supporter par amour ».

Dans ce sens, l’amour romantique est un instrument de contrôle social, et également un anesthésiant. Il est vendu comme une utopie réalisable, mais, pendant que l’on marche vers elle, en cherchant la relation parfaite qui nous rendra heureuse, nous réalisons que la meilleure manière de s’accomplir, dans cette perspective, implique de perdre sa propre liberté, et renoncer à tout, pour maintenir la paix des ménages.

Dans cette harmonie supposée, les hommes traditionnels souhaitent des femmes bien sages qui les aiment sans rien demander (ou très peu) en échange. Plus ces femmes ont une estime d’elles-mêmes détériorée (par les hommes –NdT-), plus elles se victimisent, plus elles deviennent dépendantes. C’est ainsi qu’elles ont du mal à voir que l’amour n’a rien à voir avec la soumission, le sacrifice, ou le fait d’avoir à tenir le coup.

Le couple est le pilier fondamental de notre société. C’est pour cela que les impôts, l’église, les banques, etc., pénalisent les célibataires, en promouvant le mariage hétérosexuel. Quand il n’y a plus d’amour ou qu’il s’amenuise, nous le vivons comme un échec ou comme un trauma. Nous sommes complètement désespérées : nous ne savons pas comment prendre d’autres chemins, nous ne savons pas traiter avec tendresse la personne qui souhaite s’éloigner de nous. Nous ne savons pas gérer nos émotions : c’est pour cela qu’il y a souvent des menaces, des crises, des insultes, des reproches et des vengeances.

C’est pour cela, également, que tant de femmes sont punies, maltraitées et assassinées quand elles décident de se séparer et d’entreprendre un autre style de vie. La quantité d’hommes qui n’ont pas les moyens de se confronter à la séparation est encore plus grande ; puisque, depuis enfants, ils ont appris à être les plus forts et que les conflits se résolvent par la violence. Si ce n’est pas chez eux, c’est par la télé : leurs héros se font eux-mêmes justice en utilisant la violence, en imposant leur autorité. Les héros ne pleurent pas, sauf si c’est parce qu’ils ont atteint leurs objectifs (une coupe de foot ou exterminer des aliens).

Ce qu’apprennent les films, les contes, les romans, les séries, c’est que les copines des héros les attendent patiemment, les adorent et prennent soin d’eux, qu’elles sont disponibles pour leur donner de l’amour quand ils en ont le temps. Les filles dans les pubs offrent leur corps comme une marchandise, l’amour des gentilles petites femmes des films est un trophée au courage féminin. Les femmes bien ne quittent pas leurs conjoints. Les mauvaises femmes qui croient qu’elles peuvent faire ce qu’elles veulent de leur corps et de leurs sexualités, celles qui croient pouvoir diriger leur vie comme elles veulent, celles qui se révoltent terminent toujours par être punies (par la prison, la maladie, l’ostracisme social ou la mort).

Les mauvaises femmes ne sont pas détestées uniquement par les hommes, mais aussi par les femmes bien, parce qu’elles déstabilisent l’ordre « harmonieux », en prenant leurs propres décisions et en rompant leurs relations. Les médias présentent très fréquemment les cas de violences contre les femmes comme des crimes passionnels, et justifient les assassinats ou la torture par des expressions comme « ce n’était pas une personne tout à fait normale », « il avait bu », « elle était avec quelqu’un d’autre », « il est devenu fou quand il l’a appris ». S’il la tue, c’est « parce qu’elle a sûrement dû faire quelque chose ». La faute retombe toujours sur elle et c’est lui la victime. Elle a fait un faux pas et elle mérite être punie, lui mérite de la punir pour calmer sa douleur et reconstruire son orgueil.

La violence est une composante structurelle de nos sociétés inégalitaires, c’est pour cela qu’il est important de ne pas confondre amour et possession, comme il ne faut pas confondre la guerre et l’aide humanitaire. Dans ce monde où la force est utilisée pour imposer des mandats de genre et contrôler les personnes, où la vengeance est encensée comme mécanisme pour gérer la douleur, où les punitions sont utilisées pour corriger les déviances, où la peine de mort sert à conforter les offensés, il est d’autant plus nécessaire d’apprendre à bien s’aimer.

Il est vital de comprendre que l’amour doit avoir pour base la bienveillance et l’égalité. Pas seulement de la part de notre partenaire, mais en ce qui concerne la société tout entière. Il est fondamental d’établir de relations égalitaires où nos différences nous enrichissent et ne servent pas à nous soumettre. Il est également essentiel que les femmes ne vivent pas sujettes à « l’amour », ainsi qu’enseigner aux hommes à gérer leurs émotions pour qu’ils sachent contrôler leur colère, leur impuissance, leur peur et qu’ils comprennent que les femmes nous ne sommes pas des objets à leur disposition, mais des compagnes. De plus, il est extrêmement important de protéger les enfants qui souffrent, chez eux, des violences machistes, parce qu’ils sont exposés à l’humiliation et aux larmes de leur héroïne, leur mère, qu’ils doivent supporter les cris, les coups et la peur, parce qu’ils vivent dans la terreur (d’un père violent -NtD-), parce qu’ils deviennent orphelins, parce que leur monde est un enfer.

Il est urgent d’en finir avec le terrorisme machiste : en Espagne, plus de personnes sont mortes à cause de lui qu’à cause du terrorisme de l’ETA. Pourtant, les gens s’indignent bien plus devant ce deuxième, sortent manifester dans la rue contre lui et prennent soin de ses victimes. Le terrorisme machiste est considéré comme une affaire entre particuliers, qui ne touche que certaines femmes. C’est pour cela que beaucoup de personnes ne réagissent pas lorsqu’elles entendent des cris au secours, ne dénoncent pas, n’interviennent pas. Si on regarde les chiffres, on voit combien le personnel est politique, et également économique : la crise augmente la terreur, mais bien des femmes ne peuvent pas se séparer et le divorce coûte cher. C’est pour cela que, dans de nombreux cas, des femmes font marche arrière. Le prix d’un jugement, en Espagne, fait que beaucoup femmes n’imaginent même pas pouvoir porter plainte, car faire appel à la justice n’est possible que pour les riches.

Il est urgent de travailler avec les hommes (en prévention et en traitement) et de protéger les femmes ainsi que les enfants. Il faut que les femmes se sentent fortes, mais il est également nécessaire de travailler avec les hommes, sinon toute lutte sera vaine. Il est nécessaire de promouvoir des politiques publiques qui incluent une vision de genre, il est nécessaire que les médias aident à lutter contre cette forme de terreur qui est présente dans tant de foyers de par le monde.

Un changement social, culturel, économique et sentimental est nécessaire. L’amour ne peut plus se baser sur la notion de propriété privée, et la violence ne doit plus être utilisée pour résoudre les problèmes. Les lois contre les violences de genre sont très importantes, mais elles doivent être accompagnées d’un changement dans nos structures émotionnelles et sentimentales. Pour que cela soit possible, il faut changer notre culture amoureuse et promouvoir d’autres modèles qui ne sont plus construits dans l’intention de nous soumettre ou nous dominer. D’autres modèles féminins et masculins, qui ne soient pas basés sur la fragilité des unes et la brutalité des autres.

Nous devons apprendre à rompre avec les mythes, à nous défaire des impositions de genre, à dialoguer, à passer de bons moments avec les personnes qui font un bout de chemin dans notre vie, à nous unir et à nous séparer en liberté, à nous traiter avec respect et tendresse, à digérer les pertes, à construire de belles relations. Nous devons rompre avec les cycles de douleur dont nous avons hérité et que nous reproduisons inconsciemment. Nous devons nous libérer en tant que femmes, mais aussi en tant qu’hommes, du poids des hiérarchies, de la tyrannie des rôles imposés et de la violence.

Nous devons faire un travail sur nous-même afin que l’amour se répande et que l’égalité soit une réalité, bien au-delà des discours. C’est pour cela que ce texte est dédié à toutes les femmes et à tous les hommes qui luttent contre la violence de genre autour du monde : groupes de femmes contre la violence, groupes d’autoréflexion masculine, autrices/auteurs qui font des recherches et écrivent sur le sujet, artistes qui travaillent pour rendre visible ce fléau social, le politicien.ne.s qui travaillent pour promouvoir l’égalité, les activistes qui sortent dans la rue pour condamner la violence, des maîtres.ses et les professeur.e.s qui font un travail de sensibilisation dans les salles de classe, les cyberféministes qui cherchent des signatures pour rendre visibles les meurtres et font changer les lois, les leaders qui travaillent dans les communautés pour éradiquer la maltraitance et la discrimination contre les femmes. La meilleure manière de lutter contre la violence, c’est d’en finir avec les inégalités et le machisme : en analysant, en rendant visible, en déconstruisant, en dénonçant et en réapprenant autrement, ensemble.

Ruptures amoureuses, séparations affectueuses. Coral Herrera Gómez

coraçao quebrado

Article original : http://haikita.blogspot.fr/2014/10/rupturas-amorosas-separaciones-carinosas.html

Traduction : Elisende Coladan

Ici, je ne présente la traduction que de certains passages de l’article original. Je suis l’auteure de ce qui est entre parenthèses.

Je pense que cet article s’adresse aux personnes qui ont vécu, vivent et souhaitent vivre des relations où l’amour a été présent, ainsi qu’une écoute et un soutien réciproque. Mais dans lesquelles, pour quelque raison que ce soit, une séparation est nécessaire. Dans celles où il y a un déséquilibre, des blessures dues à un manque de « prendre soin », quand  une personne se sent utilisée par l’autre, une relation qui n’est pas saine, qui est toxique, il est préférable, lorsqu’une prise de conscience se fait, de se séparer, de quitter la relation, sans retour. Panser ses plaies, se reconstruire et aller de l’avant. 

Cet article permet aussi bien de réfléchir sur les séparations que sur notre manière de vivre nos relations. Il ne peut y avoir de séparation affectueuse s’il n’y a pas eu de relation affectueuse. 

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« Est-ce que c’est vrai qu’il n’y a qu’un pas de l’amour à la haine ?

Est-ce que c’est possible de se séparer avec la même tendresse qu’au début de la relation affective ?

Comment apprendre à bien dire au revoir aux êtres que l’on aime ?

Nous avons beaucoup de mal commencer vraiment une relation avec amour et pourtant nous vivons dans une société romantique : nous aimons les chansons d’amour, les « happy ends », les noces et les petits cœurs rouges… Néanmoins, nous ne savons pas (comment) nous aimer, ni (comment) nous séparer, parce que nous ne savons gérer nos émotions et nous n’avons pas les outils qui nous permettraient de mettre fin à une relation avec le même amour qu’elle a commencé.

Notre culture nous faire croire à l’Amour, Grand et Eternel. C’est pour cela que, quand il se termine, c’est un drame immense dont nous nous considérons victimes : nous n’utilisons pas (souvent) l’expression « nous nous sommes séparés », mais « il/elle m’a abandonné.e », ce qui a pour effet de réveiller la solidarité de nos proches (et, au cas où on ne le dirait pas, c’est bien ainsi que nous nous sentons : abandonné.e.s).

Nous avons du mal à accepter le fait que les amours se finissent, que quand cela va mal, il vaut mieux se séparer. On dit qu’il vaut mieux « être seul.e que mal accompagné.e ». Mais nous appliquons rarement ce principe parce que nous vivons dans un monde individualiste et une de nos plus grandes terreurs, c’est la peur de la solitude. La peur que personne ne nous aime. La peur de ne plus être important.e pour personne et que nos êtres chers continuent leur vie sans avoir besoin de nous avoir en elle.

Il y a beaucoup de peurs qui nous envahissent lorsqu’une relation prend fin, mais c’est parce que nous n’avons pas appris à nous séparer, et parce qu’on associe la séparation à un échec. Dans les films (ou les romans), nous avons rarement des exemples de personnes qui se séparent avec amour. Dans la vraie vie, c’est rare de voir des couples qui se séparent avec affection et tendresse.

Au lieu de nous sentir heureux d’avoir pu vivre une belle histoire d’amour, nous nous sentons blessé.e.s parce que l’histoire est finie. Cela peut sonner bizarre de dire : « Merci, Marguerite, pour les 3 ans de bonheur que nous avons vécus, j’espère que tu seras heureuse dans cette nouvelle étape de vie », ou « Pierre, j’ai vraiment eu 4 mois merveilleux avec toi, merci de m’avoir permis de profiter de ce petit moment de vie à tes côtés », mais sans aucun doute, nous irions mieux si nous arrivions à assumer que les histoires commencent et se terminent. Savoir aussi qu’il est préférable de se quitter tant que ce n’est pas encore trop douloureux, quand tout va bien et qu’il est possible de parler calmement.

« De belles ruptures rendraient les deuils romantiques bien plus court. Il serait ainsi plus facile de panser ses plaies et commencer une nouvelle étape de vie, soit seul.e.s, soit avec d’autres personnes. Mais, pour ce faire, il est nécessaire d’apprendre à se séparer, à rester en contact avec l’autre avec le même amour qu’au début de la relation, à échanger clairement et sincèrement, à communiquer avec transparence tout en essayant de ne pas faire mal. Nous pourrions vivre la rupture comme l’opportunité de vivre autrement notre relation, de la reformuler, de la transformer en amitié, par exemple.

Quand nous souffrons parce qu’un amour a pris fin, il est possible de nous connecter avec la part de nous la plus généreuse et ouverte. Dire adieu en laissant de côté les rancœurs, les peurs, les reproches et les égoïsmes : il s’agit d’être généreux.euse, d’apprendre à aimer non seulement notre propre liberté, mais également celle des personnes que nous aimons.

Si nous nous entraînons à apprendre à nous dire adieu avec amour, nous pouvons profiter plus du moment présent et moins nous préoccuper du futur, et ainsi laisser le passé sans trop de souffrances. Il serait plus facile d’assumer que personne ne nous appartiennent, que la vie n’est qu’un chemin sur lequel nous transitons, parfois seul.e.s, parfois accompagné.e.s par de belles personnes.

Et que ces belles personnes vont et viennent, comme nous-mêmes. Les camarades du lycée, de l’université, les collègues arrivent et s’en vont de nos vies, tout comme les grands-parents et les parents, et également les enfants. Les amours apparaissent, restent un temps et s’en vont… et nous-mêmes, nous arrivons dans la vie de certaines personnes et nous en partons. Parce que nous déménageons, parce que nous migrons, parce que nous évoluons ou parce que nous mourons. Personne n’est éternel, et les relations ne le sont pas non plus.

La liberté de pouvoir rester ou partir est la base d’une belle relation d’amour, dans laquelle il est possible de choisir d’autres chemins, de partager des moments de notre existence et de pouvoir dire adieu avec générosité et gratitude… Essayons de nous exercer dans l’art de souffrir moins et de profiter plus de l’amour.

Il y a d’autres manières de nous aimer, la vie ne dure qu’un instant et il faut savoir la savourer

Pensée monogame au-delà des couples « ou mémoires d’une C » (ou pourquoi je déteste vraiment la monogamie) – Wuwei (Natàlia)

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Ilustration de Wuwei (Natàlia)*(Traduction à la fin de l’article)

Cela fait quelques temps que je lis ce que Natàlia écrit sur les « C ». Notamment sur son mur Facebook. Mais je n’ai jamais assisté à une des présentations ou ateliers qu’elle organise sur le sujet.

Voici qu’enfin, elle publie un texte sur ce thème et je suis vraiment contente de pouvoir le traduire, afin de partager ses idées avec le lectorat francophone.

(J’ai rajouté « ou mémoires d’une C » au titre original, parce que c’est le sujet de départ de cet article et celui de la conférence présentée lors des 3é Jornades d’Amors Plurals, en janvier dernier, à Barcelone.)

Traduction : Elisende Coladan

 

Jo amo C a
Photo Monica Rabadan.

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Cet article est un résumé (très résumé) de la présentation « Mémoires d’une C », que j’ai proposée en novembre de l’année dernière et que j’ai répétée en janvier dernier, lors des 3e Jornades d’Amors Plurals (à Barcelone).

A et B ont une relation. B connaît C, A et B commencent à prendre des décisions au sujet de cette relation, mais ces décisions affectent également la relation entre B et C. Néanmoins, C n’en sera informée [1] à aucun moment. Lors des groupes de discussions, il s’agit souvent de donner son opinion sur A ou sur B, mais personne ne se demande comment se sent ou ce dont a besoin C. Finalement, une décision est prise et c’est fort probable que C ne sera informée que du verdict final. Au mieux, il lui sera possible d’exprimer son accord ou pas (sans plus de nuances). Lorsqu’il y a un « conflit » entre A et B à cause de l’existence de C, cette situation se présente fréquemment mais, il arrive également que C soit complètement effacée.

J’ai commencé à m’inquiéter pour les C (et pour toutes les autres lettres qui suivent), quand j’ai remarqué que, dans les groupes de discussion, il y avait des exemples de conflits entre A, B et C (lettres utilisées pour garder l’anonymat des personnes). C y était mentionnée, dès le début, comme « un problème », comme « un objet » et non pas comme « un sujet » : tout le monde y allait de son avis sur des aspects qui affectaient C, mais personne ne se posait la question de comment C se sentait ou de ce qu’elle pouvait souhaiter. On parlait de C mais pas avec C. À ce moment-là, je vivais moi-même une relation où je sentais que tout était défini par des éléments qui m’étaient extérieurs et que je n’avais pas de voix, ni de possibilité de comprendre, ni de droit à décider… et que mes émotions ou mes besoins étaient effacés ou méprisés.

La pensée monogame au-delà du couple

Les normes imposées par la pensée monogame, en ce qui concerne les relations romantiques et sexuelles, influencent tout type de relations. La manière dont nous devons être en lien se fait selon le statut relationnel (couple, amitié, etc) et chaque statut est placé à un niveau différent, formant des hiérarchies. Cette pensée génère une demande d’exclusivité pour le couple, et pas seulement d’ordre sexuel : cela touche quasiment tous les aspects de la vie. Il s’agit de la quantité de temps passé ensemble, des activités qui ne peuvent pas être partagées avec d’autres (comme les vacances ou l’éducation des enfants) ou, simplement, que cette relation soit reconnue en tant que telle. C’est cette reconnaissance qui nous aide à nous sentir appréciée et à valoriser chacune de nos relations et à « reconnaitre » notre existence dans la relation (sans cette reconnaissance, bien des aspects qu’elle nous apporte sont facilement effacés, et la possibilité d’engagement et de prendre soin ne sont pas reconnus). Cette reconnaissance n’existe que dans le cas des relations de couple.

Malgré toute la violence qu’il peut y avoir dans une relation de couple, elle bénéficie d’un privilège social. À travers des demandes d’exclusivité, spécialement celle de la reconnaissance, une hiérarchie s’installe entre les relations. Cela permet d’établir des « normes », imposées par cette relation, sur les « autres » relations. Lesdites relations finissent par être dominées par les couples, sans qu’elles aient leur mot à dire. J’en profite pour préciser que hiérarchie et importance ou priorité ne sont pas du même ordre : avoir différentes relations dans des ordres différents d’importance ou de priorité ne veut pas dire qu’il s’agit de hiérarchie. Il est tout à fait possible d’avoir des relations à différents degrés d’importance ou de priorité, ou bien dans lesquelles ce qui est partagé est totalement différent, sans que cela n’implique que ces personnes n’aient pas leur mot à dire sur ce qui les affecte.

Cette pensée monogame efface également des liens, des émotions et des violences. Cela a pour effet que, lorsque l’on parle de « relation », tout le monde comprend « relation de couple », que dès que l’on mentionne des « sentiments » par défaut, on pense à ceux d’ordre « romantique » ou bien encore, si nous parlons de « violences de genre », ou de « maltraitances », il est habituel de penser d’abord aux violences conjugales, effaçant ainsi tous les autres types de relations qui existent en dehors du couple. C’est ainsi qu’il est fréquent de prêter plus attention aux émotions qui viennent de la relation de couple qu’à celles de tout autre relation (niant ainsi toute possibilité d’accompagnement émotionnel ou même empêchant les personnes de s’exprimer à ce sujet).

Cette pensée peut se reproduire lorsque nous parlons de nos relations comme « sexo-affectives », ou sans les nommer clairement, car cela implique la possibilité de les hiérarchiser. En effet, plus une relation est « amoureuse/romantique » ou/et « sexuelle », plus elle a tendance à être placée en haut de l’échelle des hiérarchies. C’est également le cas lorsqu’il y a une relation « de couple » avec plus de deux personnes [2], ou dans les relations non monogames, quand il y a un « couple principal » et des relations secondaires. Par ailleurs, il est également possible de construire des relations hiérarchisées pour d’autres raisons que l’amour romantique ou le sexe.

Violence monogame

Cette violence s’exprime de différentes façons selon le type de relation : il y a celle qui se produit dans les relations de couples, mais il y en a d’autres qui se produisent sur les autres relations, et qui se basent, par exemple, sur le fait de les effacer du paysage. Par exemple, quand une relation n’est pas reconnue, que des expressions stéréotypées sont utilisées, comme « l’autre », « l’amante » (concepts qui indiquent une altérité), ou que l’on les considère comme « seulement » des relations amicales (en les plaçant, de fait, à un niveau inférieur). Violence qui fait qu’il y a comme intention que C ne soit « rien, ni personne » pour ne pas « fâcher » A ou B, qui est en couple et avec qui on est en relation, ou que C ne soit pas entendue lorsqu’elle exprime un certain inconfort dans la relation, ou que les soucis de A ou B soient toujours une priorité, quels qu’ils soient et quel que soit le contexte.

Les personnes qui peuvent se sentir les plus touchées par ce genre de violence sont celles qui sont traversées par d’autres structures (comme le machisme, l’hétérosexisme, le racisme, le classisme, la psychophobie, etc.) De plus, certaines personnes avec beaucoup de privilèges peuvent profiter de la situation et la retourner à leur profit, car s’il s’agit de relations peu impliquantes, ces personnes peuvent conserver tranquillement leurs privilèges, sans avoir à donner de leur temps, à prendre soin des autres ou à s’engager.

Rompre avec la pensé monogame 

Le consumérisme relationnel fait que nous nous retrouvons souvent dans une situation vulnérable. Le couple semble être le seul refuge possible dans une société patriarcale, capitaliste et agressive, spécialement pour les personnes traversées par la violence structurelle [3]. Souvent, ce fait est signalé, mais le manque de préoccupation et de soin en dehors du couple (ou de certain type de relations ou de hiérarchies) y est oublié. Il n’est pas considéré comme un des problèmes importants, laissant ainsi la porte ouverte à la reproduction du même modèle de couple, présenté comme la « solution » à tous les maux.

Rompre avec la monogamie ne devrait pas « seulement » vouloir dire : rompre avec une pensée qui ne nous autorise pas à avoir plus d’un « couple » ou à avoir des relations sexuelles avec d’autres. Cela ne devrait pas, non plus, « seulement » impliquer comment le faire, sans nous faire mal entre couples ou partenaires sexuelles. Selon moi, rompre avec la monogamie, c’est aller jusqu’à la racine du problème : c’est rompre avec cette hiérarchie constante, l’objectivation qui efface les liens, le prendre soin de l’autre et les engagements, tout comme les violences ou la maltraitance. À mon sens, rompre avec la monogamie veut dire apprendre à être plus conscientes des « autres » : de toutes les personnes avec qui nous sommes en lien, mais également celles qui le sont avec nos relations. Nous avons toutes le droit d’être reconnues, d’avoir de l’affection, des soins et pouvoir « être ».

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Traduction de l’illustration de l’article :

* Salut : je suis une C.

  • Je ne peux pas définir la relation
  • Je n’ai pas de voix
  • Je n’ai pas d’opinions, ni de souhaits, ni de besoins ou de volonté.
  • Ma relation n’est pas reconnue
  • Je ne peux pas participer aux processus de prise de décision sur les aspects qui me concernent
  • Je suis invisibilisée.

[1] Comme il est d’usage dans les milieux non monogames féministes en Espagne, l’autrice de cet article utilise le féminin de manière générique, c’est-à-dire qu’il s’adresse à tout le monde. NDT

[2] Trio ou trouple, par exemple. NDT

[3] « …ce concept est apparu dans les écrits scientifiques pour la première fois en 1969 dans la théorie de la paix élaborée par Johan Galtung. Cette théorie présente la violence comme l’écart entre une situation réelle et une situation potentielle, où les besoins de certains groupes ne sont pas comblés, alors que les ressources sont présentes de façon suffisante pour les satisfaire » in Analyser la violence structurelle faite aux femmes à partir d’une perspective féministe intersectionnelle de Catherine Flynn, Dominique Damant et Jeanne Bernard. NDT https://www.erudit.org/fr/revues/nps/2014-v26-n2–nps01770/1029260ar.pdf